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Avec un geste angoissé, Lloyd rajusta sa veste d'uniforme. Élégance, efficacité, silence. Tels étaient les maîtres mots de ce sage lieu qu'était le Club Diogène. Ses mains gantées agrippèrent le rebord du lavabo, et il s'observa dans la glace.
Aujourd'hui, peut-être, réussirait-il enfin sa mission…
Fermant les yeux, il repassa sa mission dans sa tête depuis son commencement. C'était d'une simplicité enfantine; vers treize heures, Monsieur Holmes rentrait du restaurant où il avait déjeuné. Il s'enfermait à double tours dans son bureau pour travailler les affaires du gouvernement. L'homme était réglé comme du papier à musique et le déranger à cette heure-ci provoquerait un courroux que chacun, en ces lieux, redoutait. A quinze heures trente cependant, Monsieur Holmes s'arrêtait toujours pour prendre une petite collation. Toujours la même, été comme hiver ; deux biscuits au gingembre issus d'une petite boutique de l'autre bout de Londres, accompagnés d'une tasse de thé Earl Grey, avec trois pastilles d'aspartame dedans.
Et aujourd'hui, Lloyd avait veillé à ce que l'aspartame ait un petit quelque chose en plus à l'intérieur… Oh, rien de bien méchant… Juste assez pour que soudain, Monsieur Holmes ressente une irrépressible envie de piquer un somme. Lloyd avait lui-même vérifié les doses : le petit somme devrait durer environ quarante-cinq minutes. Juste assez pour que le sommeil puisse sembler naturel. Juste assez pour que les soupçons de sa cible ne soient pas éveillés.
Et durant ce petit dodo bien mérité, Lloyd pourrait ouvrir l'ordinateur de Monsieur Holmes, faire sauter le code d'accès au moyen de sa clé USB améliorée, et farfouiller dans les dossiers ultra-secrets du gouvernement britannique. C'était pour cela qu'il avait été engagé comme groom au Club Diogène. C'était pour cela qu'il se coltinait, depuis trois ans, les caprices de ces handicapés sociaux – dans le plus grand silence heureusement.
La journée d'aujourd'hui était la conséquence (l'apothéose !) de ces trois années de dur labeur.
A la perspective du gros chèque qu'il recevrait de son commanditaire à l'issue de sa mission – réussie bien entendu, Lloyd se sentait pousser des ailes. Il aurait assez pour changer de vie. Il prendrait la fuite en Colombie, au Mexique ou au Guatemala. Assez loin pour que Mycroft Holmes ne le retrouve jamais. Et assez loin pour que même son petit frère détective n'ait pas l'idée de remonter la piste.
Il risquait gros.
Il le savait.
Le commanditaire attendait depuis longtemps. Lloyd le faisait patienter depuis trois ans, arguant que plus le temps passait, et plus Monsieur Holmes se détendait en sa présence. L'homme était comme une bestiole sauvage, en fait. D'abord facilement effarouchable. Mais petit à petit, une sorte de relation de confiance, créée par l'habitude, avait fini par s'instaurer. Depuis un mois, c'était même Lloyd qui avait le privilège de lui servir son thé directement dans sa tasse ! Ce qui rendrait plus facile l'ajout de son aspartame "spécial dodo"...
Aujourd'hui, il le savait, il était prêt.
Aujourd'hui, malgré lui, Mycroft Holmes lui livrerait les secrets économiques de la Grande-Bretagne.
Aujourd'hui commencerait la nouvelle vie de Lloyd Günth!
Pour se donner du courage, il tapota sur le lavabo un petit air, au son amorti par le port de ses gants. Dans les toilettes du personnel du Club Diogène, une pancarte indiquait l'obligation d'être les plus silencieux possible. Lloyd pinça les lèvres au souvenir de son contrat de travail, qui lui interdisait catégoriquement de déféquer sur son lieu de travail «afin d'éviter toute pollution sonore».
Bon sang, il lui tardait de quitter ce milieu plein de faux-semblants.
Une vibration au niveau de sa poche de poitrine le fit sursauter violemment. C'était son vibreur ultra-silencieux. Il ponctuait silencieusement les différentes tâches de la journée. Encore un objet que Lloyd avait hâte d'oublier… C'était la vibration de quinze heures vingt-cinq. L'heure pour Lloyd de se rendre au bureau de Monsieur Holmes – un rendez-vous décisif avec son Destin.
Les épaules tremblantes devant le danger vers lequel il se dirigeait, il se redressa et sortit des sanitaires pour reprendre son chariot…
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.
Arrivé devant la porte, Lloyd leva la main pour appuyer sur un bouton. Une diode devait s'être allumée du côté de Monsieur Holmes. Maintenant, il fallait attendre… S'il était en entretien ou en pleine réflexion, rien ne perturberait sa concentration. Parfois, les grooms pouvaient attendre plus d'une demie-heure, devant cette fichue porte...
Durant une dizaine de secondes, il ne se passa rien. Le stress de Lloyd augmenta d'encore un cran. Un bruit feutré sur la moquette élégante fit relever la tête du futur cambrioleur : dans le couloir cheminait pesamment Lord Stuk. Une fois qu'il fut arrivé à son niveau, Lloyd se vit obligé d'appliquer le protocole et de s'incliner poliment – et surtout silencieusement – devant ce vieillard pansu qui se garda bien de lui adresser l'ombre d'un regard.
Pauvre type, va… songea Lloyd en regardant la silhouette s'éloigner lentement.
Il songea cependant que c'était certainement la dernière courbette qu'il adressait à quelqu'un de toute sa vie, et cette pensée lui apporta un réconfort sans nom.
Une diode verte au-dessus de la porte s'alluma. Le signe que Lloyd pouvait entrer.
Entrer... et mettre son plan à exécution.
Il poussa la poignée. La porte pivota sans le moindre bruit, et Lloyd fit rouler les roues de caoutchouc de son chariot dans la pièce. Il referma la porte, par habitude d'une part, par respect du protocole d'autre part, et aussi parce qu'ainsi, aucun témoin ne pourrait rapporter le somme de Monsieur Holmes.
- Bonjour Lloyd, souffla l'homme en se redressant sur son siège. Vous êtes toujours aussi ponctuel.
- C'est mon métier, Monsieur Holmes, bredouilla-t-il.
Le son de sa propre voix lui était étrange. C'était ce qui se passait, quand on ne parlait à personne de toute la journée. Lloyd songea que de tous les membres du Club Diogène, le fondateur était bien le seul à lui adresser la parole.
Et durant tous ces longs mois, ces quelques phrases, volées ça et là, lui avaient procuré beaucoup de bien. Quand on devenait groom dans ce lieu illustre, il fallait embrasser les travers de ses adhérents. Laisser les mots au vestiaire et ne faire qu'un avec le silence. Lloyd ne pourrait pas passer sa vie entière ici. Trois ans, c'était déjà son maximum...
A bien y réfléchir, Mycroft Holmes était le plus sympathique des résidents. Enfin… Plutôt le moins pire. Lloyd avala sa salive, approchant prudemment le chariot.
Masquer sa nervosité.
Camoufler son objectif.
- Puis-je demander à Monsieur si Monsieur a passé une bonne journée?
- Plutôt bonne, merci, répondit l'homme en rabattant doucement le rabat de son ordinateur portable.
Lloyd se força à ne pas laisser son regard fixé sur l'appareil. D'ici quelques instants, il devrait commencer le piratage de cette chose plate, grise et froide. Et de là commencerait la plus périlleuse partie de son plan. Il s'apprêtait à rebondir sur la phrase lorsque Mycroft Holmes sourit:
- Plutôt très bonne, même. J'ai réussi un tour de maître, ce matin. Grâce à cela, je pense que l'alliance avec la Grèce devrait-…
Il s'interrompit et fixa Lloyd un moment. Le ton léger, il reprit:
- Vous êtes doué, Lloyd. J'ai bien failli vous éventer une information capitale!
Il se passa ensuite quelque chose d'incroyable: Monsieur Holmes eut un rire. Le son était totalement inattendu, et il fallait le dire, dans sa bouche, plutôt inesthétique.
Mais il prit Lloyd au dépourvu. Quelle information pouvait donc mériter que celui qu'on appelait l'Homme de Glace… se mette à rire?! Que venait faire la Grèce dans cette histoire?!
- Eh… Eh bien, Monsieur Holmes, je suppose que cela mérite bien deux biscuits au gingembre, n'est-il pas?
Se faisant, Lloyd lui tendit élégamment la coupelle. Sa main tremblait. Mycroft en prit un, avant de lui faire un signe du menton.
- Allons, Lloyd. Une fois n'est pas coutume; partageons donc un biscuit ensemble. Je pense que nous le méritons bien, avec nos efforts de la journée.
- M… Monsieur Holmes…
Que se passait-il ?!
M… Merde!
- J… Je dois vous… Je… Pardon, Monsieur Holmes, il me faut vous laisser… Je vais devoir…
Lloyd fila en trombe hors du bureau et referma la porte.
C'était trop de paramètres inconnus. Trop d'un coup. Trop. L'aspartame était toujours sur le plateau. Lloyd savait qu'il le regretterait ce soir, mais il laisserait Monsieur Holmes se servir lui-même et dormir sans intervenir.
Il ne se dégonflait pas, bien entendu! C'était juste… Le temps de se retourner. De contacter son commanditaire, et lui transmettre ces nouvelles informations.
Voilà.
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Et pourquoi est-ce que ses joues étaient cramoisies, tout d'un coup ?!