Chapter Text
Il régnait dans la ville un vent glacial, depuis quelques jours. Malgré l'arrivée du printemps, le pays alternait entre les vents violents et la pluie forte. Parfois, les deux. La faute au cyclone qui avait sévi sur les îles Kouriles, et qui changeait terriblement le climat. Mais heureusement, les aléas climatiques n'empêchaient pas les gens de vivre.
D'ailleurs, ce soir, Tatsu était de service. On l'avait chargé d'aller au Tanuki Casino, comme environ une fois par mois – il y avait un roulement parmi les binômes, affiché sur le tableau de la planque n°4. Aujourd'hui, Tatsu accompagnait Shin, car au poker, Shin était le meilleur de tout le clan.
Tatsu songea que le poker était un moyen vraiment facile, pour se faire un peu d'argent. Et en plus de ce premier usage, le fait de fréquenter un casino pour le compte de son clan de yakuzas avait une autre utilité : Cela permettait, tout simplement, de montrer qu'on était là. Les gens se rappelaient de votre présence. Aucun honnête citoyen n'aimait voir apparaître dans son champ de vision un yakuza, c'était une certitude. Voilà pourquoi leur présence, sporadique, dans certains lieux de la ville, permettait aux gens de ne pas les oublier.
Ces mêmes gens, ensuite, pouvaient se faire leur petit film. Peut-être s'imaginaient-ils que les yakuzas étaient en mission pour casser la figure d'un rival ? Peut-être que le gonflement de poche laissé par le téléphone de Tatsu était en réalité le renflement d'un Tazzer ? Allaient-ils être témoins d'une prise d'otage ? Les gens imaginaient, rêvaient. Cela entretenait le Mythe du Yakuza, comme disait le Patron.
Et en des occasions comme ce soir, cela permettait à Tatsu et à Shin de circuler en paix, dans des lieux pas trop fréquentés. La gueule de Shin, pleine de cicatrices, effrayait les honnêtes gens, qui quittaient le navire dès qu'il se pointait – parfois même alors qu'ils étaient en pleine partie. Personne n'osait leur parler. Et Tatsu savait qu'il pouvait prendre le verre à pied de la main de cette jolie femme et boire dedans, elle ne dirait rien. Toute cette permissivité était due à l'imagination des gens. Et à leur peur. A leur peur d'être pris pour cible par ceux qu'ils appelaient les 'truands de la ville'. Tatsu ricana discrètement. Si les gens savaient à quel point leur vie n'avait aucune espèce d'importance.
Leur vie à eux… Ou même la vie, en général… La vie n'avait aucune importance, songea-t-il en fronçant les sourcils. On naissait et grandissait. On travaillait pour être tranquille et se faire un nom. Et on mourrait. Cela marchait ainsi depuis toujours, que l'on soit prince ou pauvre. Alors si jamais ces gens devaient, malheureusement, se trouver au mauvais en endroit et au mauvais moment, et partir plus tôt que prévu… cela ne ferait qu'avancer une échéance qui serait venue un jour, pas vrai ?
Alors Tatsu les observait, ces froussards qui déguerpissaient face à Shin. Trop trouillards pour oser le confronter, mais trop curieux pour quitter le casino. Ces gens-là voulaient du spectacle, mais aussi la tranquillité.
Ne restait alors plus à la table que les vrais, les durs, la crème de la pègre de la ville, avec qui il était possible de discuter et de marchander. Le plus souvent sous le nez des spectateurs, qui n'en perdaient pas une miette – cela ferait toujours quelque chose à raconter au bureau le lendemain. De belles sommes d'argent pouvaient être ramenées, par le biais du casino. Certains soirs de bonne fortune, ils pouvaient ramener dans les caisses du clan plus que Rina et son réseau de jeunes étudiantes pulpeuses.
Shin se tourna vers Tatsu et lui fit signe :
- Je vais aller nous changer quelques billets.
Quand il était en binôme au casino, Shin était toujours celui qui portait l'argent du clan. Il était mieux bâti que la plupart des autres yakuzas – Tatsu inclus – et risquait moins de se faire attaquer.
Derrière ses lunettes de soleil, Tatsu regarda partout autour de lui.
Le Tanuki Casino avait de belles tables, de belles serveuses et d'élégants croupiers. Et le clan y était bien reçu depuis que le chef avait recueilli et soigné le carlin adoré du gérant, absent durant une longue maladie. Aujourd'hui âgée, la bête, perpétuellement affublée d'un nœud papillon, déambulait tranquillement entre les escarpins et les chaussures cirées, en quête d'un petit canapé à grignoter.
- M… Messieurs, b-bonsoir, bredouilla le petit homme moustachu derrière le comptoir, en les reconnaissant.
Shin lui répondit d'un signe de tête et plaqua sur le bois sombre une liasse de billets :
- Quand vous pourrez, vous me donnerez des jetons sur tout ça.
Tatsu admirait chez Shin cette capacité qu'il avait de faire paraître toutes ses formules de politesse comme autant de menaces sous-entendues. C'était quelque chose dans la voix, se disait-il toujours. Shin avait une voix glaçante et terrifiante. Assortie à des mains larges comme les enjoliveurs d'une petite voiture. Et à une profonde cicatrice, qui zébrait son visage de la trempe au menton.
Shin s'était marié l'année dernière, et il venait d'avoir un fils.
- M-mais certainement, Monsieur ! bredouilla l'employé. Je vous fais cela tout de suite ! V-veuillez patienter… quelques brefs instants…
- Ne vous inquiétez pas. J'ai toute la soirée.
- Hiiiiiii~ couina l'homme aux abois, des larmes au fond des yeux. Je me hâte, Monsieur, je vous le jure !
Autour d'eux, Tatsu vérifiait du coin de l'œil chaque passant. Ce soir, on voyait autour des tables et des machines le tout-venant habituel. Il allait du 'gros bonhomme plein de soupe' – accompagné de son poulailler opportuniste, au 'père de famille surendetté'. Tout allait bien. Apparemment pas d'ennemi de leur clan en vue. Pas de trace du Tigre et de sa clique, cette fois. Bien. Très bien.
Laissant Shin récupérer ses jetons, Tatsu commanda des boissons. Ils avaient deux heures pour enrichir leur clan au maximum. Ça, c'était le rôle de son collègue. Shin connaissait bien les jeux de cartes et savait miser au bon moment. Durant ces moments-là, Tatsu restait en retrait. Son rôle à lui, c'était d'observer le joueur adverse, et de noter le moindre changement dans son comportement. Ce n'était pas pour rien qu'ils venaient à deux dans le casino. Il signalait ensuite ses trouvailles à son frère yakuza selon le code strict qu'il avait appris. Il touchait son visage ou plissait un de ses yeux. Et l'autre adaptait son jeu en fonction.
Ce n'était pas de la triche, non. C'était… de l'entraide. Voilà. Et puis de toute manière, quand Tatsu était avec Shin, il n'intervenait jamais. Shin connaissait trop bien son affaire pour laisser quelqu'un l'aider dans sa tâche. Mais Tatsu devait veiller au grain, au cas où…
Et lorsqu'à la fin de leur soirée de jeu, ils retiraient plusieurs liasses là où le tout-venant pleurait et suppliait le casino de leur laisser une nouvelle chance, ils se sentaient bien. Ils avaient aidé leur clan à s'enrichir.
Durant ces moments-là, Tatsu se sentait à sa place.
Shin se dirigea à une table, où un petit bonhomme dodu lui céda son siège avec la tête du lapin prit entre deux phares, avant de détaler dans la foule qui s'était formée autour d'eux.
Il y avait toujours de la foule qui se formait autour d'eux, lorsque Shin et Tatsu se dirigeaient quelque part.
Les trois autres adversaires n'avaient pas bougé. La partie commença. Et elle pouvait durer de longues minutes. Petit à petit, la tension monta entre les joueurs. Tatsu savait que Shin se débrouillait comme un chef, et qu'il gardait tout au long du jeu un petit sourire fier et suffisant. Une femme âgée était en face de lui. Sur sa gauche, un petit homme japonais et sur sa droite, c'était un étranger moustachu. Peut-être un français. Ou un allemand. Le japonais fut le premier à s'incliner et à quitter la table. Puis capitula l'étranger, après ce que Tatsu estima être une dizaine de minutes de jeu. Les gens s'étaient resserrés autour de la table, tels des insectes attirés par la lumière. Les chuchotements louaient les échanges. Le croupier lui-même avait le front luisant. Son regard sautait de Shin à la femme et de la femme à Shin. La partie devenait intéressante, et Tatsu avait beau ne voir que son chignon, il se doutait que la femme devait avoir une expression amusée, miroir de celle de Shin, qui impressionnait tous les spectateurs.
De là où il était, Tatsu avait une vue plongeante sur ses cartes, et il signalait ce qu'il pouvait pour aider Shin. Tatsu n'aimait pas le poker. C'était trop de spectateurs. Il savait qu'il préférait être dans un environnement calme pour réfléchir. Et comme pour lui donner raison, un jeune homme – peut-être sa première soirée dans un casino – fut bousculé par-derrière et rentra dans le flanc de Tatsu. Le yakuza n'eut qu'à tourner la tête en direction du fautif et à la baisser, juste assez pour que ses lunettes de soleil glissassent le long de son nez. Il put jeter un regard à ce gamin, sans mot dire.
Le bambin en costume avala sa salive et quitta le casino, ventre à terre. Satisfait, le plus âgé reprit sa place, sans oublier de noter qu'une force mystérieuse avait poussé les gens à lui laisser un cordon d'espace d'un bon mètre, tout autour de lui.
Tout à son grognement de joie, il manqua de rater le signe que Shin lui envoya lorsqu'il se frotta le cuir chevelu. Tatsu décrypta le code d'un air détaché, et acquiesça d'une simple friction entre son pouce et son index. Message reçu : la partie devenait intéressante, et Shin voulait voir ce que sa dernière adversaire avait sous le capot. Tatsu ne devait donc jamais intervenir pour lire le jeu de la bonne femme, sous aucun prétexte. Un résidu du passé de gros joueur de Shin, qui aimait jouer avec sa proie avant de l'achever. Risquer de compromettre le succès de cette soirée sur un caprice serait intolérable pour tout autre membre du clan. Mais Shin était le meilleur, dans ce domaine. Et quand Shin disait « Laisse-moi offrir une chance à cette vieille de s'en sortir »… l'honneur de Tatsu ne pouvait que s'incliner. Par respect envers les deux joueurs.
Un éclat de rire attira soudain l'attention de Tatsu. C'était un groupe de gens, à l'écart de leur attroupement. Ils étaient bien habillés et trop guindés pour être simplement un groupe d'amis en soirée au casino. C'étaient probablement les employés d'une entreprise quelconque. La plupart d'entre eux était debout autour de deux canapés et d'une table. Sur un des canapés se trouvait un vieil homme au dos bien droit, dont la posture apparemment décontractée ne suffisait pas à dissimuler l'expression concentrée et le front perlé de sueur. Sur la banquette d'en face, deux hommes blonds au teint halé, qui riaient à gorge déployée. Ils parlaient un japonais approximatif. Tatsu identifia un accent anglais… non, australien. Sur la table, il reconnut le buffet froid du menu « Deluxe » du Tanuki Casino. Et à voir les tronches qu'elles affichaient, les silhouettes qui étaient debout autour de la table étaient celles de personnes inquiètes à l'idée que la soirée se passe mal.
Hum. Des employés en sortie d'entreprise, peut-être. Mais quelque chose dans la dégaine des types sur les canapés lui fit revoir son jugement d'accord, c'était une entreprise. Mais elle essayait de divertir de potentiels gros clients étrangers.
Fier de son raisonnement, Tatsu esquissa un petit sourire un bon Yakuza se devait de prêter attention au moindre détail, pour comprendre au mieux son environnement et s'assurer la sécurité de son clan.
Un froissement de tissu le fit revenir à ce qu'il se passait devant lui. L'adversaire de Shin se levait de son fauteuil et s'inclina, alors que la foule applaudissait poliment.
- Haaaan naaaaan, j'ai perdu… soupira l'adversaire de Shin, avant de fendre la foule et de partir.
Le croupier poussa tous les jetons de la table en direction du vainqueur, et ce dernier les ramassa pour les mettre dans la valise. Enfin, Shin quitta la table pour rejoindre Tatsu.
- Belle pioche, ce soir, jugea ce dernier en jetant un œil aux jetons. Peut-être qu'on devrait s'arrêter là.
Shin, heureusement, savait réfréner sa fièvre du jeu – ce qui faisait de lui un adversaire redoutable. Et Tatsu faisait tout pour ne pas se retrouver lui-même assis devant toute table recouverte de velours. A ce propos, le Patron était formel : ils devaient rester deux heures, pas une de plus. Il disait toujours qu'il préférait que ses gars ramènent régulièrement de petites sommes, plutôt que l'inverse. Shin secoua la tête :
- Ah, bordel, j'ai besoin d'un verre. La vieille en face de moi, elle puait le vieux parfum. Et puis franchement, il devrait y avoir une loi contre le fait que les bonnes femmes portent encore des décolletés après soixante ans.
Shin respectait toujours ses adversaires, mais il y avait toujours un moment où il fallait qu'il évacue la pression accumulée durant la partie. Cela passait souvent par la critique physique. Tatsu ricana. Le vainqueur avait raison ils avaient ramassé assez d'argent pour avoir mérité le droit d'en profiter un peu. La soirée s'était bien déroulée. Ils pouvaient se détendre et manger quelques uns de ces canapés avant de rentrer. A leurs frais. Car bien entendu, remettre en jeu la somme gagnée ce soir était prohibé. En leur confiant la responsabilité de renflouer les caisses, le chef leur montrait la confiance qu'il avait en eux. Et Tatsu en était terriblement fier. Lorsqu'il racontait quelques uns de ses exploits à des gamins comme Masa et qu'il voyait leurs yeux s'illuminer, Tatsu se sentait entier. Vivant. A sa place.
On lui servit sa boisson et il regarda autour de lui. Sur une des machines à sous, un petit homme chauve secouait les leviers avec des gestes frénétiques. Son physique était banal. Ses vêtements élégants étaient vieux et mal reprisés – l'homme vivait seul à présent. Sa peau luisait. Ses yeux étaient exorbités. Ses veines, saillantes. C'était le cas classique du pauvre hère qui cherchait à combler ses dettes en jouant le peu qui lui restait. Un casino était un lieu tellement alléchant que sa lumière attirait sans arrêt des papillons de nuit persuadés de maîtriser la situation. Les hommes comme lui faisaient des cibles idéales pour un clan de yakuza. Ils étaient souvent tellement désespérés qu'ils disaient oui et amen à tous les plans qui pourraient leur permettre de ramener un peu d'argent au foyer.
A plusieurs reprises, Tatsu avait employé ces 'agents' jetables, pour véhiculer des produits partout dans le pays. Ils n'étaient pas fichés dans les services de la police, et la plupart avait une tête suffisamment banale pour ne pas attirer l'attention sur eux. Une fois terrifiés dans le bon sens, ils pouvaient se montrer très efficaces… quand ils n'essayaient pas de les doubler.
Ils n'essayaient qu'une seule fois.
Désormais, Tatsu ne s'occupait plus de rabattre ces bonshommes vers le clan. C'était le rôle de quelqu'un d'autre. Depuis qu'il avait pris du grade et qu'il s'était rapproché du Patron, il n'avait plus à se charger de dénicher de nouveaux flambeurs désespérés.
- Vos boissons, Messieurs, susurra la jolie créature en déposant devant eux leur cocktail. Cadeau de la maison.
Shin se saisit de son verre et se retourna pour lever les yeux vers le carré V.I.P, situé en mezzanine. Un rideau de velours entrouvert laissait voir la tête du gérant du casino. Tatsu et Shin levèrent leur verre à son intention, et sourirent lorsque l'homme leur offrit un signe de la main. C'était toujours agréable, de savoir qu'on avait ses entrées quelque part.
Soudain, une femme apparut à la droite de Tatsu et replia son poing sur le comptoir dans un geste timide. Plutôt jeune, la vingtaine, et sur le visage l'air renfrogné des gamins que leurs parents traînaient de force à un endroit. Et plutôt bien fichue, toussota un petit quelque chose en Tatsu, qu'il s'efforçait toujours de faire taire quand il était en mission.
- Bonsoir, on voudrait commander des boissons, s'il vous plaît, bredouilla-t-elle. Nous sommes la table avec les deux fauteuils, là… Celle avec le gros plat de crevettes.
- Oh… (La barmaid sourit avec douceur.) Ce sont des homards, Mademoiselle. Ne vous en faites pas, je viens tout de suite pour m'occuper de vous.
- Merci.
Ah. Tout s'éclairait… comprit Tatsu. Cette petite donzelle devait appartenir au grand groupe de la table VIP. Celle avec les deux australiens grassouillets. Cette fille devait sans doute travailler dans l'enseigne qui voulait faire affaire avec eux.
- Elle a un joli cul, cette nana, signala Shin, en la reluquant alors qu'elle s'éloignait pour retourner vers son groupe. Mouais… Elle a dû se faire plaquer récemment…
- Houlà. A quoi tu vois ça ? demanda Tatsu avant d'avaler une gorgée de sa bière.
Tatsu estimait que Shin était aussi bon que lui, pour repérer des choses sur les gens. Et il était toujours bon de confronter leurs hypothèses.
- A sa gueule, répondit Shin en faisant un geste de la main. Regarde-la : On a dû lui dire que ce soir, il fallait venir bien fringuée. Alors elle a mis une jolie robe, et elle s'est lavé les cheveux. Mais elle a de gros cernes et elle n'est pas maquillée. Une femme dans son état normal pense à ces choses-là, en général. Et regarde sa posture elle est voûtée. On sent qu'elle n'a pas envie d'être là.
Ouais, ça, Tatsu l'avait bien vu. Shin continua :
- Pourtant, les gros américains ont l'air d'être marrants, puisque tous les autres papillonnent autour d'eux et les applaudissent. Donc cette nana a des soucis personnels. Soit sa vieille maman est malade, soit son p'tit chat est perdu… soit elle s'est fait plaquer. Et quand tu regardes la manière dont elle reluque son téléphone et surtout, le garçon à côté d'elle, tu comprends qu'elle n'est pas accompagnée. Donc, elle s'est fait plaquer, et elle espère encore un truc. C'est tout con, en fait.
La vaaaache, Shin était vraiment impressionnant… Le Patron l'estimait pour ses capacités d'analyse. Quand il prévoyait un truc, Shin mettait pratiquement tout le temps dans le vrai, et même quand sa réponse n'était pas l'exacte vérité, elle s'approchait toujours dangereusement de la réalité. Tatsu adorait bosser avec un type comme lui, car il apprenait toujours quelque chose.
Pour chipoter, et pour ne pas être en reste, Tatsu lui répondit :
- Australien. Le gros mec, il est australien. Pas américain. Et l'autre aussi.
Son collègue lui adressa un regard lassé, avant de reporter son attention sur la fille aux cernes, et d'avoir un sourire carnassier :
- C'te nana est désespérée. Elle s'ennuie, et elle se sent encore plus seule ce soir. Moi, j'adore ça. Elle repart avec moi direct ! Tatsu, tu te charges d'apporter le fric au patron ?
L'interpellé secoua la tête :
- Shin… Tu oublies ta femme. Tu oublies le p'tit Koîchi, qui attend son papa.
- Relax, Tatsu… J'suis marié depuis trois ans, et ma bonne femme n'a toujours pas compris que je suis pas vraiment un plombier appelé pour des urgences, hahaha !
Le plus jeune n'appréciait pas vraiment ces situations dans lesquelles se fourraient volontiers ses frères yakuzas. Quand il était en mission, Tatsu n'envisageait jamais l'idée de se détourner de son objectif. Bien sûr, il s'autorisait à s'amuser, mais après. Jamais pendant.
Un jour qu'ils étaient tous les deux, le Patron avait dit à Tatsu qu'il lui rappelait un peu lui-même, dans son jeune temps. Cela avait été le plus beau compliment qu'on avait pu faire à Tatsu. Etre comparé au Patron était un tel honneur…
Alors si Tatsu, en agissant comme il le faisait, ressemblait au Patron, c'était bien le signe qu'il était dans le vrai, non ?
- Bonne soirée, Tatsu, ricana Shin en se déplaçant jusqu'à la table où s'amassait le groupe de salariés – et la nana esseulée au joli popotin.
Désormais seul au bar, l'homme aux lunettes de soleil s'adossa contre le comptoir. Bon. Le temps de finir sa récompense alcoolisée, et il partirait apporter l'argent au point convenu. Pour se donner une contenance, il observa Shin partir en chasse. Là encore, ils fonctionnaient différemment là où Tatsu préférait jouer dans la finesse, Shin était du genre à rentrer dans le tas : Lorsqu'il aborda sa proie, elle leva la tête et ils échangèrent quelques mots. Après un moment, Shin se permit même de lui glisser une mèche rebelle derrière l'oreille, alors qu'elle riait. C'était intéressant, nota Tatsu. Lui ne touchait jamais les cheveux, lors d'une première prise de contact.
Bien souvent, les filles se montraient plutôt intéressées par les yakuzas. C'était le petit côté bad boy. Ça plaisait toujours. Et ça les servait bien, il fallait l'avouer.
Mais alors que Shin s'apprêtait à se rapprocher de la nana, probablement pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille, une seconde jeune femme apparut. Elle attrapa Shin et l'écarta du groupe. Tous les deux se rapprochèrent ainsi de Tatsu. Ce dernier ouvrit une métaphorique bouche béante, alors qu'il voyait son immense collègue de jeu voûté sous la prise de la jeune femme.
Cette seconde nana était plutôt mignonne, si l'on omettait son visage rouge de colère et ses yeux furieux. Elle portait une jolie robe et des escarpins vernis. Et… Et bordel… est-ce qu'elle était vraiment en train de tirer Shin par l'oreille ?!
Elle ouvrit la bouche, probablement dans le but de gueuler sur Shin et malgré lui, Tatsu ouvrit ses esgourdes. Il était curieux de savoir comment cette fille allait faire pour crier après un yakuza… Un éclat de rire de la part de la table VIP survenu à ce moment-là :
- HAHAHA ! OUI VOUS RAISON AVEZ ! SURTOUT UN SAULE PLEUREUR ! hurla un des deux mecs australiens.
Merde, il n'avait pas pu entendre le son de sa voix… La gamine lâcha Shin, qui se redressa en se frottant l'oreille. Puis il essaya de dire quelque chose, les sourcils froncés, en pointant la fille aux jolies fesses du doigt. Est-ce que… Est-ce que Shin avait un air… penaud ?! En réponse, la chaperonne de sa proie mit une tape sur la main de Shin ! Elle leva ensuite son index, soufflant quelque chose à Shin, le visage rouge. Tatsu tendit l'oreille, un sourire incrédule bêtement dessiné sur ses lèvres :
- MAIS C'EST BIEN SUR, ET ADORONS LE JAPON NOUS ! NOTRE HOTEL A JOLI TOPIAIRE FORME DE GIRAFE ! BEAUCOUP PHOTOS POUR SOUVENIRS, WAHAHAHA !
Meeeeerdeuh… soupira rageusement Tatsu. Foutus étrangers incapables de se tenir dans un lieu public ! Il ne pouvait que regarder… L'oreille rouge, Shin fit un pas en direction de la gardienne aux sourcils froncés. Loin de se démonter, cette dernière désigna Joli Popotin d'un mouvement de la tête, avant de mettre les poings sur les hanches, et de continuer à disputer Shin :
- ET ENCORE ! SANS LES FEUILLES ! s'écria l'autre australien en frappant son compatriote sur le bras, déclenchant l'hilarité bruyante générale.
Putain, décidément… Tatsu eut beau leur jeter son plus terrifiant regard pour les faire taire, rien ne se passa. Il ne savait pas ce que ces deux abrutis mangeurs de kangourous pouvaient bien raconter, mais tous les employés étaient pliés d'un rire forcé pathétique. Impossible d'écouter quoi que ce soit de l'échange entre Shin et cette fille !
Tatsu reporta son attention sur eux. Shin avoisinait le mètre quatre-vingt-dix. Hormis sa réputation de joueur de poker et de stratège, il était réputé pour avoir renversé avec sa voiture un rival, lui avoir roulé dessus et d'avoir fait marche arrière pour lui re-rouler dessus. La rumeur voulait même qu'il ait déjà broyé le crâne d'un policier d'une seule main, pour impressionner une de ses conquêtes ! Et là… Shin se faisait mettre au tapis… par une toute petite nana, pas plus haute qu'une ceinture d'explosifs !?
Tatsu devait-il intervenir ? A présent, la tête de Shin était celle qui s'apprêtait à perdre le contrôle de lui-même… Leur clan était toléré au Tanuki Casino, certes, mais il le serait moins si jamais un de ses membres créait une émeute après avoir frappé une femme. Alors… Bien sûr, que Tatsu devait intervenir ! Le clan était soudé. Le clan devait à tout prix montrer l'image du danger, de la menace fourbe, de la… de la… Merde ! Pourquoi Tatsu n'avait-il pas encore foncé pour assister son ami ? Etait-ce pour ne pas risquer de bafouer l'honneur d'homme de Shin, mis à mal par une simple gamine ? Ou bien était-ce parce que Tatsu n'avait pas envie d'être mêlé à cette histoire ?
Une petite voix insidieuse lui souffla qu'il avait peut-être tout simplement peur de se confronter lui-même à une fille qui pouvait rosser un type aussi fort que Shin… Tatsu n'avait pas peur, non. Il était juste… intrigué. Il détailla la fille, tandis que Shin revenait sagement dans sa direction, les mains dans les poches et la mâchoire serrée.
De loin, il la trouva quelconque, cette fille… Elle était moins attirante que les courbes de sa copine esseulée. Elle avait des cheveux coupés aux épaules dans une coupe plus fonctionnelle que féminine. Elle portait une jolie robe et de jolis escarpins, par-dessus lesquels avait été gardé un petit sac à main en bandoulière bien abîmé. Pour ne pas avoir à payer le vestiaire ou pour garder une chose importante sous la main. Aucun bijou et un maquillage très discret.
Force était de constater qu'elle n'était pas quelconque, constata-t-il. Elle semblait juste…
On le bouscula d'un coup d'épaule, perturbant le fil de ses pensées. Merde. Tatsu s'était oublié. Si Shin avait réussi à le pousser, c'était que son attention avait été perturbée par une futilité. Se morigénant pour sa négligence, Tatsu secoua la tête et rangea l'anecdote de la fille-qui-rosse-Shin dans un coin de son esprit.
- Allez Tatsu, prends le fric. On s'arrache, grogna Shin.
Tatsu regarda Shin s'éloigner, avant de tourner la tête, une dernière fois, vers les deux nanas. La bien roulée avait une tête un peu gênée, et semblait se faire houspiller par sa chaperonne, qui avait les bras croisés et l'air mécontent. Il esquissa un sourire devant l'air directif de ce petit bolide. Elle attrapa son amie par la main et l'entraîna avec elle en direction de la table bruyante des australiens.
Soudain, elle se retourna, les sourcils froncés, dans une évidente vérification de l'endroit où pouvait se trouver le malotru.
En lieu et place de Shin, elle trouva Tatsu.
Oh, tiens. Maintenant que leurs regards se croisaient, il remarqua qu'elle avait de jolis yeux cuivrés… Tatsu esquissa l'ombre d'un sourire à son intention, avant de surprendre ses sourcils froncés dans une expression clairement mécontente.
- Qu'est-ce que tu fous ? beugla Shin. Allez, magne-toi ! Il faut apporter l'fric à l'endroit convenu ! Allez, là ! Tu vas nous mettre en r'tard, avec tes conneries !
Avant de suivre l'homme massif, Tatsu voulu dire à la fille qu'il regrettait ce qui venait de se passer. Il ouvrit la bouche :
- WHAHAHA ! AVEC LE FRONT DU VISAGE, SURTOUT !
Bordeeeeeel…..
Enervé, Tatsu tourna brièvement la tête en direction de la table de ces enfoirés d'australiens, qui riaient à gorge déployée. Lorsqu'il reporta son attention sur la fille… elle avait tourné les talons.
Plus tard, alors qu'il rangerait cette soirée dans les archives de son cerveau, Tatsu prendrait conscience qu'il n'avait même pas entendu la voix de cette nana-là.