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Hé, c’est qui, ça ? T’incruste pas sur le terrain ! Tu nous gênes !
(… Ceux qui jouent moins bien qu’elle n’ont pas de quoi la ramener.)
Mais elle se prend pour qui, celle-là ? Le foot, c’est pas pour les filles !
(Les écoute pas, Rin. Tu vas quand même pas gaspiller ton temps à te soucier de ce genre de débiles.)
Allez, dégage et laisse jouer les vrais champions, sale petite-
(Non. Toi, dégage. Minable.)
Depuis que Rin a commencé à jouer au football, toutes ces remarques- Ce serait un euphémisme de dire qu’elle en a l’habitude. Et ce serait une sacrée blague, vraiment, une tentative d’humour incroyablement risible, que d’oser supposer qu’elle en a un jour eu quoi que ce soit à foutre-
Parce que ça ne compte pas. Ça n’a jamais compté. Oui, elle est une fille – et alors ? Sur le terrain, au milieu de l’arène d’herbe artificielle à l’odeur tiède et des joueurs en sueur luttant à cor et à cri, il n’y a que la victoire qui importe. Le chemin qu’elle parvient à tracer à travers l’équipe adverse. Les buts qu’elle arrive à marquer. Et si aucun d’eux ne peut l’arrêter, si aucun de ces garçons si grands et si forts ne l’est assez pour lui barrer la route, lui reprendre le ballon, lire dans son jeu, s’interposer entre les cages et ses tirs – alors ce sont eux les incapables, eux qui n’ont pas leur place sur le terrain. Pas elle.
… C’est ce que sa grande sœur lui a toujours dit, après tout. On va pas faire exprès de perdre pour préserver leur ego fragile, non plus. À chaque fois qu’ils ont essayé de les intimider, de les empêcher de jouer, jusqu’à ce que Sae s’avance et les défie sans baisser le regard. À chaque fois qu’ils ont refusé de les laisser faire leurs preuves sur le terrain, et que Sae leur a fait reconnaître par la force la valeur des sœurs Itoshi. Tu peux être le meilleur buteur du Japon, Rin. Tu peux être bien meilleure que n’importe quel mec. Encore la dernière fois qu’elles ont passé la fin d’après-midi sur le port, à manger une glace en regardant la mer, et que le vent s’est engouffré tant dans les longs cheveux de Sae que dans la jupe de sa robe blanche ; le soleil couchant et l’eau salée étincelant d’orange et de bleu chaud derrière elle-
Enfin… Tu seras la meilleure après moi.
Et Rin y a cru.
Rin y a cru, bordel. Devenir les meilleurs attaquants de tout le Japon, au masculin car elles surpasseraient tous les hommes, Sae d’abord et elle juste derrière – ce n’était pas juste son rêve, c’était leur rêve à toutes les deux. Plus que ça, avec Sae à ses côtés, c’était une évidence ; les yeux fermés le soir, Rin les voyait déjà briller au sommet, Sae plus cool que jamais et resplendissante ; et elle-même n’avait qu’à s’accrocher pour être à la hauteur, redoubler d’efforts pour ne pas se laisser distancer, continuer de l’emporter sur tous les imbéciles…
Ce ne serait pas facile, mais leur avenir était tout tracé. Ça ne faisait aucun doute. Rin en était persuadée.
Jusqu’à ce que Sae rentre d’Espagne et-
Merde !
De rage, Rin serre les mains sur le rebord du lavabo jusqu’à ce que ses ongles se fissurent sur la céramique froide et dure, et serre les dents au moins aussi fort pour se retenir de faire subir le même sort aux produits de toilette qu’aux photos et aux trophées dans sa chambre. Brisés, balancés, au sol dans sa chambre.
C’est peine perdue. Si elle ferme les yeux, ne serait-ce qu’un instant, l’image de Sae s’impose à nouveau à son esprit, et la colère la reprend en même temps que ses mots lui reviennent.
J’ai décidé de rejoindre une équipe féminine.
(Quoi, jouer dans l’équipe masculine ? Toi ? Haha, je crois que c’est la meilleure blague que j’ai entendue depuis-)
Il y a des joueurs bien meilleurs que moi chez les hommes. On ne fait juste pas le poids.
(Tu sais bien que vos capacités physiques ne sont juste pas comparables-)
Si tu n’es même pas fichue de me battre, comment tu pourrais avoir la moindre chance ? Laisse tomber ce rêve débile, Rin.
(Les filles jouent avec les filles, et les garçons jouent avec les garçons. Désolé, mais c’est la vie, gamine.)
Alors quoi- Juste parce que Sae s’est fait battre une fois, elle a choisi la solution de facilité ?! Qu’on ne la fasse pas rire ! Une Sae qui écoute toutes ces remarques à la con, qui se soucie de ce que pensent les abrutis, qui se range à l’opinion de la majorité- Ce n’est plus la grande sœur qu’elle admirait tant ! Ça n’a même plus rien à voir !
Et si ce n’est pas vrai… Si ce sont des mensonges… À nouveau, Rin revoit Sae, debout sur le terrain où ne se trouvent qu’elles deux un jour de neige. Les cheveux crûment coupés bien au-dessus des épaules et la silhouette effacée par un ensemble de survêtement trop grand. Le regard vide d’émotions et rivé sur elle. Non… Si ce sont des mensonges destinés à l’écarter, pour que Rin cesse de lui traîner dans les pattes, maintenant qu’elle a bien permis à Sae de s’entraîner toutes ces années, pour qu’elle dégage de la scène une bonne fois pour toutes et qu’elle laisse à Sae seule la place sous tous les projecteurs-
Grande sœur de merde. Grande sœur de merde ! D’un geste furieux, Rin s’empare de la paire de ciseaux sur le bord du lavabo, saisit ses cheveux noirs de sa main libre et coupe. Peu importe la raison, peu importe ce que Sae peut bien se dire, dans sa tête de génie- Rin va lui montrer. Coupe. Si Sae n’y croit plus, ou si Sae n’y a jamais cru, Rin va lui montrer ! Coupe. Une fille peut battre les garçons. Une fille peut être le meilleur. Et Rin sait exactement comment le prouver- Coupe, coupe.
Ses mèches d’ébène recouvrent le carrelage de la salle de bain mais Rin n’a d’yeux que pour le miroir en face d’elle.
Elle est grande. Elle peut bander sa poitrine. Et surtout- Ici, au Japon, elle joue au football mieux que personne. Mieux que n’importe quel homme. Alors, lorsqu’elle repense à la lettre qui est arrivée ce matin-
Blue Lock.
La sélection du meilleur attaquant du Japon.
La décision de Rin est prise : ce sera elle et personne d’autre. Et à ce moment-là, lorsqu’elle remportera la victoire absolue, seule à la place qu’ils refusaient qu’elle prenne, et qu’elle leur révélera la vérité- Qu’elle leur montrera à quel point ils avaient tort, à Sae et à tous les autres-
Tous les autres seront bien obligés de l’accepter.
Et elle réduira Sae en bouillie.