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* * *
La guerre contre l’empire Talsh avait laissé de très grosses séquelles au peuple Yogoese. La famille de Tanda et Balsa n’en avait pas été épargnée et ce fut Alika qui en avait payé une grosse partie. Elle avait été violée, agressée pendant des heures par des hommes Talsh qu’elle ne connaissait pas et sa copine, Amaya, était décédée d’une pneumonie après avoir servi de jouet sexuel alors qu’elles étaient en route vers la grotte des chasseurs.
Alika avait survécu par elle-ne-sait quel miracle et était parvenue à être libérée aux petites heures du matin. S’ajoutant à son traumatisme, elle s’était retrouvée enceinte de ses propres agresseurs. Étant une puissante médium depuis sa naissance, lorsque les premiers signes de grossesse apparurent – nausées, fatigue et poitrine tendue – elle avait toute de suite deviné l’enjeu derrière cette situation. Elle le savait d’elle-même. C’était bien plus profond qu’une simple fécondation physique : le monde spirituel avait été un enjeu important dans son état.
En général, les âmes normales comme elle, Balsa et Kasem signent un contrat pour naître et s’incarner. Tout est planifié, les parents en devenir sont prêts et les âmes des futurs enfants sont enregistrés en tant qu’âme se réincarnant sur le plan terrestre dans un corps physique. Dans un cas comme le sien, aucune âme n’avait signé pour venir en elle. Cela signifiait donc que l’un des gardiens de ses agresseurs avaient osé prendre une pauvre âme errante qui passait dans le coin et le l’avait fourré dans le ventre.
Cette pensée l’avait rendue triste à mort. En marchant vers la grotte des chasseurs, son petit frère défunt Kasem – en tant qu’esprit – l’avait accompagné. Physiquement, il ressemblait à un enfant portant un kimono blanc, mais la sagesse qui se dégageait de son énergie démontrait qu’il était bien plus mature que ça mentalement. Il pensait comme un adulte. Il avait les cheveux bruns courts en bataille naturellement et des yeux bruns comme ceux de Tanda, avec un teint pâle.
C’était lui qui avait guidé et possédé le corps d’Alika pendant qu’elle réfléchissait à sa décision : offrir une vie de misère et ne pas aimer l’enfant en devenir, le rejeter et transposer sa rage sur lui... ou avorter et attendre le bon moment, si, si, à l’avenir, elle retombait enceinte. Elle avait peut-être passé pour une irréfléchie aux yeux de son petit frère Nao, également médium, mais elle savait ce qu’elle faisait. Et elle avait choisi de retirer l’embryon de son ventre après deux mois de grossesse, avant qu’il ne soit trop tard. Elle avait saigné pendant deux longues semaines, se retrouvant affaiblie comme jamais auparavant, continuant constamment de s’excuser auprès des esprits et surtout auprès de cette pauvre âme qui n’avait jamais demandé à venir prendre place en elle.
De plus, parmi ses six grosses paires d’ailes sur son dos – blanches translucides avec des brillants – une des ailes sa première paire principale avait été arrachée durant son agression. Sa droite. Alika ne savait pas si elle allait repousser un jour ou si on le lui avait arraché de sorte que la base soit trop courte pour une possible repousse. Seul le temps saurait le dire.
Elle ne savait plus où elle en était rendue dans sa vie. Dans cette vie-là, du moins. Elle ne pouvait plus voir les esprits, qui était une partie intégrante d’elle et probablement un des piliers qui lui maintenait la tête hors de l’eau avec Balsa et Chagum. Certes, elle avait restreint son don de deux tiers après la mort d’Amaya, mais Torogai le lui avait scellé complètement alors que Nao et elle venaient de perdre contact avec la réalité, étant trop dans le spirituel. Elle se sentait aveuglée et seule. Affreusement seule. Elle n’arrivait plus à distinguer les paroles de Jiguro de sa propre petite voix dans sa tête. Elle ne sentait même plus les esprits la toucher. Elle en voulait à sa grand-mère. On lui avait retiré son dernier soutien qui la maintenait en vie : sa vision spirituelle.
* * *
Deux semaines après les funérailles d’Amaya et un dernier au revoir, Alika ne se montra pas de la soirée. Quand elle revint au refuge, en silence, tout le monde dormait profondément, sauf Balsa qui dormait que sur une oreille.
Alika alluma une bougie discrète dans la salle à manger avant de rédiger une lettre sur un bout de parchemin. Sa mère ouvrit les yeux et, de l’étage supérieur, vit de la lumière. Elle rapprocha sa tête pour jeter un œil : elle ne voyait que sa fille de dos en train d’écrire. Elle hésita à descendre pour lui souhaiter bonne nuit, par peur de la terrifier et la bloquer dans sa créativité... mais elle repoussa cette peur et obéit à son premier choix. Entendant le bruit de ses pas, Alika cacha vivement sa feuille. Balsa, le regard fatiguée, lui sourit tendrement et caressa ses cheveux.
« Je voulais juste te souhaiter bonne nuit, murmura Balsa.
- Merci... bonne nuit, Maman.
- ... N’oublie pas que je t’aime. »
Elle lui donna un bisou sur la joue et retourna se coucher. Alika continua de rédiger les mots qui exprimaient sa douleur. Elle déposa sa plume par après. Une larme roula sur sa joue et son cœur se serra très fort dans sa poitrine.
« Je suis désolée, Maman..., murmura-t-elle. »
Ses mains se resserrèrent sur ses cuisses et elle respira profondément pour étouffer un sanglot. Elle essuya ses larmes et emmena la lettre dehors. Cette nuit-là, elle passerait une nuit blanche et dormirait hors de la maison.
* * *
Alika termina d’accrocher solidement la corde à l’arbre centenaire proche du cours d’eau et regarda son travail, satisfaite. Elle referma le papier parchemin dans lequel elle avait écrit son testament, la nuit dernière. La vie n’avait plus aucun sens pour elle. Elle n’arrêtait pas de s’imaginer à quoi ressemblerait la vie sans elle. Elle ne pourra plus déverser sa négativité sur les personnes de sa famille et pourrir leur joie d’exister. Personne ne veut côtoyer une personne pessimiste et négative. Alika le savait très bien. Elle allait bientôt retrouver le monde auquel elle appartenait réellement : le spirituel. Elle allait rejoindre Amaya, la retrouver. Ainsi, elle aura peut-être des réponses quant à sa froideur « spirituelle ».
Elle savait, profondément en elle, ce qui l’attendait de l’autre côté si elle s’enlevait la vie. Mais à cet instant-là, Alika se trouvait dans un autre état et son cerveau ne gérait plus la situation de façon lucide. Elle était malheureuse. Elle était tellement triste qu’elle en avait oublié ce qui était important pour elle ou pour qui elle comptait. Elle faisait ça pour elle, pas pour les autres. Tout avait rapport avec elle et son âme. L’automutilation ne lui apportait plus aucun réconfort.
Elle monta sur la souche et s’excusa auprès de sa mère qui lui avait donné cette vie. Elle repensa un instant à sa mère qui avait eu mal pour lui donner naissance, puis, à sa vie avec sa famille, sa sœur, ses frères. La vie amoureuse et sexuelle partagée avec Amaya, sa dulcinée. Elle repensa à son don qui avait été bloqué et son agression qui avait conduit à un avortement d’urgence. D’un regard désolé et déterminé, elle passa la corde à son cou, soudain en extase de retrouver cette liberté. Jiguro l’avait une fois menacé que :
« Si tu t’enlèves la vie, je pars me réincarner. »
Il lui avait dit ça à l’époque où Alika avait encore un peu de lucidité d’esprit. Mais il voyait bien maintenant, qu’elle était tellement désespérée qu’elle était devenue égoïste et ne pensait plus du tout, ni une seule seconde, au monde spirituel.
« Tu ne m’aimes pas, lui avait-elle rétorqué. Pi tu sais quoi ? Au mieux, je vais juste me changer en particules spirituelles. Au pire, je donnerai mon corps spirituel à la science. Je m’en fiche. Je vis pour moi, pas pour toi. »
Et elle lui avait fermé ses pensées comme on claque une porte.
Elle se plaça correctement et offrit un coup de pied sur la souche pour retrouver ce monde auquel elle appartenait...
* * *
Alika ne se souvint plus de la sensation autour de son cou. Tout ce dont elle se souvenait c’était que le temps semblait au ralentit. Se donner la mort dans de telles circonstances lui avait donné l’impression d’attendre une éternité avant de perdre connaissance. Elle sentit deux bras sous ses aisselles et eu l’impression d’être soulevée dans les airs avant d’être accotée contre le torse d’une personne qui la tenait dans ses bras. Elle rouvrit doucement les yeux et elle entendait pleurer... l’énergie et la voix étaient celles... d’un homme ?
« Mais... qu’est-ce que... ? »
Elle leva lentement la tête et vit Jiguro, son gardien spirituel à la fois son grand-père. Elle comprit dès lors que sa tentative de suicide avait fonctionné. Prestement, elle chercha à se libérer de l’emprise de Jiguro.
« Jiguro, laisse-moi partir ! paniqua-t-elle. Laisse-moi... »
Mais il ne la laissa pas partir et elle se retrouva coincée dans son emprise.
« J’ai agi pour moi et moi seulement ! se défendit-elle. Je n’en ai rien à foutre des lois spirituelles, je n’en pouvais plus ! J’étais malheureuse, Jiguro... j’ai tout perdu !
- Je sais, l’arrêta-t-il. Je sais pour t’avoir vu te battre jusqu’au bout... autant que ça devait être souffrant pour toi, je n’ose imaginer ta douleur. Autant que c’était pénible pour moi de te voir dépérir comme ça. Ça n’a pris que quatre mois pour te jeter à terre de cette façon-là. »
Alika parvint à se dégager de ses bras et tomba sur le gazon. Elle leva les yeux vers son corps physique, toujours suspendu à la corde. Étrangement, elle ne sentait plus aucune appartenance en le regardant et le cordon d’argent, trois centimètres au-dessus de son nombril, était rompu. Le cordon d’argent était un thème spirituel commun qui maintenait le lien entre le corps physique et le corps spirituel. Lorsque la personne meure, il se détache ou se rompt. Mais lorsqu’elle pratique un appel d’âme, ou plus communément appelé « Voyage Astral », le cordon ne fait que s’étirer et ne se détache pas.
Comme son âme n’était pas encore totalement détachée du monde matériel et pas encore totalement de retour dans le monde spirituel, Alika peina à se rappeler ce qui s’était passé après sa mort dans le monde de Sagu. Elle n’avait pas attendu le moment pour voir Balsa retrouver son corps inerte, suspendu à la corde et elle n’avait pas voulu retourner voir sa famille physique avant, pendant et après ses funérailles, car elle savait que son père Tanda possédait cette faculté psychique de voir l’âme des personnes récemment décédées. Jiguro avait pris sa place. Mais elle sentait leur tristesse et l’immense douleur reliée à sa perte. Elle avait donné sa propre douleur à sa famille. De plus, elle savait que ses parents antérieurs seraient doublement mis au sol car ils avaient maintenant perdu leurs deux enfants aînés : elle et Kasem.
Alika était instinctivement retournée dans sa maison spirituelle et s’était reposée en se coupant du monde matériel. Elle s’était également isolée de ses relations spirituelles et demandait à être seule pour cette période. Sa race spirituelle appartenait à la famille des Templiers. Les âmes Templiers étaient des âmes spécifiques qui avait été créées artificiellement dans les laboratoires du monde spirituel afin d’apporter une équilibre dans les mondes, physiques ou spirituelles, pour en augmenter l’espérance de vie des âmes, réincarnés ou pas et balancer les énergies. Ils étaient plus endurants, plus puissants que les âmes normales nées d’un père et d’une mère spirituels et leurs énergies étaient colossales. À cause de son essence spirituelle, Alika se souvenait de toutes ses vies antérieures, y compris sa toute dernière avec Balsa pour maman, sans avoir besoin d’un aide-mémoire.
Elle s’en souvenait, maintenant. Elle se souvint de son ancien processus de recherche avant de tout oublier en se réincarnant. Elle avait cherché Balsa pendant longtemps. Elles avaient une connexion et partageaient un lien très puissant et profond autant vivantes qu’en tant qu’esprits. Elles avaient vécu plusieurs vies antérieures en tant que mère et fille – comme sa toute dernière incarnation – en tant que tante et nièce, en tant que grand-mère et petite-fille, en tant que sœurs aussi bien qu’en tant que cousines. Balsa n’était pas de la race des Templiers. Alika ne pouvait pas dire elle-même à quelle race Balsa appartenait, mais une chose était certaine : la lancière avait toujours été dans une classe guerrière, comme Jiguro.
On sonna à sa porte. Sans grand enthousiasme, elle alla ouvrir.
« Oui ? »
Un homme se tenait devant elle. Il possédait une longue cape à capuche bleue marine et tenait un document de papier enroulé dans sa main : c’était un messager.
« Mademoiselle Alika, antérieurement ? fit-il.
- Oui, c’est moi.
- Je suis un messager.
- Je sais.
- Alors vous savez sans doute pourquoi je suis ici ?
- Vous avez analysé mon dossier antérieur et la décision est sur le point d’être prise, comprit Alika. Alors menez-moi là-bas. »
Elle prit sa lance – devenue spirituelle avec sa mort – et le suivit en silence. Alika savait parfaitement pourquoi on était venu la chercher. Toutes les âmes, de base, possédaient des ailes. Et celles qui se suicidaient et avaient signé un contrat de réincarnation devaient se faire juger devant un conseil de juges impartiaux. Une pratique barbare, mise en place depuis la nuit des temps que même les esprits haut-gradés ne pouvaient en remonter l’origine, avait été mise en place pour punir les âmes qui détruisaient leur contrat, ou avait commis un interdit (dans leur vie antérieure ou spirituellement). Cette pratique consistait à arracher les ailes, toutes les paires si elles étaient utilisées ou une seule – la principale – des âmes après le jugement dernier. Et celles-ci ne pouvaient même pas se défendre et avoir droit à des soins après l’arrachage. Si les plaies devaient s’infecter et avoir du pus, c’était ce à quoi elles devaient faire face.
Étrangement, Alika était étonnamment calme. Elle devait sans doute déjà s’être fait à l’idée de les perdre, pour être honnête. Entre souffrir physiquement d’un stress post-traumatique ou perdre ses ailes spirituelles, Alika avait déjà fait son choix.
* * *
Elle se tenait au milieu de la salle, en huit clos devant cinq juges. Ils étaient en surélévation. Elle entendait leurs voix, mais la moitié de leurs paroles n’atteignaient pas son esprit.
« Bien, résonna la voix d’un des juges, tenant un paquet de feuilles dans ses mains. Alika Yonsa de votre dernière incarnation. Vous vous êtes enlevez la vie alors que vous saviez très bien ce qui vous attendait de l’autre côté du monde de Sagu.
- C’est exact, répondit-elle, sans expression.
- Vous étiez médium, pourtant.
- Et alors ? En quoi être médium aurait-il pu être différent des autres êtres vivants en ce bas monde ? Vous avez bien lu mon dossier, vous avez lu ce qui m’est arrivée en moins de quatre mois. »
Ils continuèrent de s’argumenter un petit instant. Alika avait toujours sa très forte personnalité et ne se laissait pas marcher sur les pieds. Si elle avait de quoi à dire, cela sortait automatiquement sans censure.
« J’ai déjà perdu une aile lors de mon agression et vous voulez m’en arracher d’autres ? continua-t-elle de se défendre.
- Dame Alika— »
Une personne cogna frénétiquement à la porte d’entrée de la salle. Les coups résonnèrent profondément dans la pièce. La Templier pouvait clairement distinguer deux voix, peut-être même trois... limite une quatrième. Même si la porte avait été verrouillée de façon énergétique avec un sceau, l’âme était assez puissante pour l’ouvrir sans aucune difficulté.
« Je ne suis pas certaine si—, se coupa la première âme, une jeune femme aux longs cheveux blonds presque blanc et aux yeux verts pommes.
- Qu’est-ce que je te disais, Anji, sourit l’homme, pas plus grand que 5'4". »
L’homme fit un sourire triomphant. Ce dernier portait un par-dessus blanc sur une chemise blanche aux manches trois quart avec une cravate noir à rayure. Il portait des pantalons noirs, des souliers blancs et avait des cheveux courts noirs ondulés et des yeux bleus très vifs. À ses côtés, une presque copie conforme à lui se tenait à ses côtés, beaucoup plus grande en taille : 6'5". La dénommé Anji faisait au mieux 5'3", avait un teint pâle, possédait de longs cheveux blonds pâles et très longs qui lui arrivaient aux chevilles. Pour l’occasion, elle portait un kimono blanc avec un hakama court dont le tissu était un dégradé de rose, lui arrivant aux dessus des genoux. À son énergie, Alika sut qu’elle était de nature enthousiaste et adorait s’émerveiller de tout.
Et enfin, la fille de Balsa reconnut Jiguro à leur côté. Jiguro était le seul à porter sa lance habituelle alors que les trois autres âmes qui l’accompagnaient tenaient des faux dans leur main.
« La faux vous irait si bien, Jiguro-San, sourit l’âme masculine, 6'5".
- Merci, mais je préfère ma lance de loin, Sir Rafeah.
- Qu’est-ce que des haut-gradés, des faucheurs font ici ?! tonna un des juges. Plus encore, La Mort elle-même en personne ?! Monsieur Kagi, vous savez très bien que c’est un huit clos ici.
- Oh je sais bien, rétorqua La Mort en personne. Mais pour ma part, je prends la défense de cette Templier ici présente.
- Hein ?! s’étonna Alika. A-attendez, Kagi-San... je ne suis aucunement reliée à votre famille.
- Chuuuttt, Dame Alika. »
Kagi reposa son regard sur l’assemblée.
« Sérieusement ? Vous avez lu son dossier autant que moi, n’est-ce pas ? »
Alika crut un instant se faire étouffer par l’énergie du haut-gradé. Jiguro mit sa main sur son épaule et tira son ancienne protégée proche des portes.
« Laisse Monsieur Kagi s’en occuper.
- Ouais, l’appuya Anji, en fait, c’est parce que Papa a toujours eu des vues et un petit intérêt pour toi, Alika-Chan, malgré ses deux femmes dont ma mère. »
Kagi se retourna vivement en dévisageant sa fille, lui faisant signe de se taire. Les deux lanciers quittèrent la salle, laissant le devoir aux faucheurs d’argumenter avec les juges impartiaux.
« Bref, reprit Jiguro. En attendant, je te tire loin d’ici.
- Mais... pourquoi ? s’étonna Alika.
- Il y a une place où j’aimerai t’emmener. Il y a des âmes qui aimeraient te rencontrer en personne.
- Pour être honnête, Jiguro, je préfèrerai retourner à la maison... je suis exténuée et épuisée. J’ai besoin de me reposer.
- Il te sera beaucoup plus facile de le faire une fois que tu auras rencontré ces âmes. »
Elle se matérialisa avec Jiguro à un endroit spirituel spécifique. Elle sentait que cette localisation spirituelle était superposée à Kanbal. Ils traversèrent une forêt et arrivèrent devant un bâtiment qui était assez grand pour être considéré comme un manoir de riches.
« Nous sommes toujours sur le territoire Yonsa ? demanda Alika.
- Oui. Même spirituellement. »
Jiguro cogna. La porte s’ouvrit magiquement.
« Je suis là, s’annonça Jiguro. Avec Alika comme vous l’avez demandé.
- Entrez, nous sommes dans le salon, résonna une voix féminine. »
Alika arqua un sourcil, essuya ses pieds sur le tapi et posa son arme contre le mur avec celle de Jiguro. Cela faisait partie de l'hospitalité Kanbalese pour s'assurer que les invités et leurs hôtes ne seraient pas blessés. Ils marchèrent jusqu’à la porte du salon.
« À toi l’honneur, répondit Jiguro. Ouvre cette porte.
- Hum... je ne suis pas certaine.
- Fais-le, simplement. »
Elle inspira et tourna la poignée de porte.
« Il y a quelqu’un ? demanda-t-elle timidement, réflexe de politesse, tout en laissant son regard se promener partout dans la pièce. »
Elle ouvrit plus grand la porte qui donna une vue sur deux silhouettes, deux femmes. L’une d’entre elle avait les cheveux noirs jais, dont une couronne de tresse faisait le tour de sa tête, laissant le reste de ses cheveux détachés et libres. Elle portait un chandail avec une goutte de style kanbalese couleur bleue pâle avec des motifs de cerisier ainsi qu’un hakama bleu foncé. Son collier était très long et terminait par un pendule facetté en forme pyramidale inversé et polit. La pierre était un luisha.
La seconde femme avait les cheveux entièrement détachés et portait les mêmes sortes de vêtements Kanbalese. Un chandail blanc avec un collet rouge, ainsi qu’un hakama rouge vif. Elle portait une fleur qui faisait office de barrette dans sa chevelure. Ce que les deux femmes avaient en commun, et ça, Alika le remarqua bien car elle-même la possédait, c’était leurs mèches superflus qui tombaient sur leur nez en diagonale et de chaque côtés de leurs têtes. De plus, la femme avec l’habit blanc et rouge ressemblait énormément à Balsa.
« Ah ! Mais qui voilà ? dit la première femme alors que leurs regards bruns se posaient sur les nouveaux arrivants. Tu dois être mon arrière-petite-fille, ma descendante, Alika Yonsa, n’est-ce pas ? »
Alika s’arrêta un moment. Bien qu’elle puisse voir les esprits de son vivant, elle n’avait jamais rencontré ses ancêtres comme ses grands-parents, que ce soit du côté paternel ou maternel.
« Je suis Yanisa Yonsa. Voici ma fille Laika Yonsa, ta grand-mère maternelle, la maman de ta Maman. Ne restez pas planté là, tous les deux, prenez place. »
Jiguro leur fit signe qu’il désirait les laisser entre femmes. Il s’inclina poliment et sortit du manoir. Alika prit place sur le divan libre. Elle accepta une tasse de lakoluka – du lait de chèvre bouillit avec des feuilles de thé koluka – mais ne sut quoi répondre.
« Oh ma chère enfant, dit Laika avec un doux sourire, tu es exténuée. Ne t’inquiète pas, nous ne garderons pas longtemps. Nous voulions simplement faire ta connaissance plus en profondeur.
- ... Pourquoi ne vous ai-je jamais rencontré de mon vivant ? demanda Alika, en posant sa tasse. Je veux dire... j’étais médium.
- J’étais partie me réincarner, expliqua Yanisa. Alors je n’ai pas pu te rendre visite.
- Et j’ai eu énormément de choses à faire dans le monde spirituel, enchaîna rapidement Laika.
- Ah, je vois..., comprit Alika.
- Mais pour ce qui est de tes dix dernières années de vie sur Sagu, nous t’avons légèrement suivi. Sauf que nous étions très discrètes. Nous ne voulions pas te déranger et le moment n’était pas encore venu.
- Vous ne m’auriez pas dérangé... mais, ça veut donc dire que vous êtes au courant... enfin... vous savez... »
Elle joua avec ses doigts. Laika se rapprocha et caressa son bras.
« Oui, dit-elle simplement, ne désirant pas blesser intentionnellement sa petite-fille.
- ... Je suis désolée, gémit Alika. La situation était urgente... je n’ai pas eu le choix ! J’ai insulté votre descendance... mais si ça avait été dans d’autres circonstances... alors... peut-être que— »
Elle éclata en sanglots. Yanisa et Laika comprenaient que ses paroles étaient dédiées à la possible descendance en devenir. Yanisa se leva et s’agenouilla devant la pauvre Alika, en proie à de violents sanglots. Elle prit ses mains et posa sa main libre contre sa joue.
« Hey ma belle... nous comprenons. Nous ne t’en voulons pas. Il s’agit de ton corps et de ton libre arbitre. Balsa a très bien agi te concernant et je ne peux qu’être fière du soutient qu’elle t’a apportée à ce niveau.
- Ce n’était pas le bon moment, ajouta Laika en caressant ses cheveux. Pas encore.
- Mais vous avez toutes continué la lignée maternelle, répliqua Alika, la gorge serrée.
- Certes, mais nous aimions et connaissions les hommes qui sont devenus nos maris. Ce que tu as vécu ne peut pas être comparé. C’est un crime dont tu as été victime... même les esprits le savent. Personne n’a le droit de te reprocher tes décisions. Nous n’avons pas notre mot à dire là-dessus. Nous allons toujours continué à t’aimer en tant qu’âme. Prends le temps de guérir, c’est l’important. »
Alika se calma peu à peu. Elle s’excusa aussi de ne pas avoir terminé sa tasse de lakoluka, mais Yanisa lui dit que ce n’était pas ça le plus important de leur rencontre. Désormais qu’elles avaient forgé un lien avec elle en mémorisant son énergie, Alika pouvait aller les voir à n’importe quels moments. Mais seulement lorsque sa période de récupération et d’isolation spirituelle sera terminée et qu’elle se sentirait assez en confiance pour être de nouveau bien entourée.
* * *
Alika perdit la notion du temps. Des semaines, des mois, peut-être une ou deux années s’étaient écoulées depuis son retour dans le monde des esprits. Elle ne le savait pas. Cependant, elle allait un peu mieux. Jusqu’au jour où elle décida de partir à la recherche d’Amaya. Pour se faire, elle regarda la liste de ses contacts et conclut qu’elle pourrait commencer par demander aux faucheurs de l’aide. Elle marcha donc vers le bureau de La Mort, Kagi. Elle croisa quelques-unes de ses filles dans les couloirs, en évitant une de son mieux qui était très proche de son niveau énergétique. Plantée devant la porte du bureau du haut-gradé, Alika finit par cogner après un long moment d’hésitation.
« Entre Alika, je t’ai senti arriver. »
Elle ouvrit la porte sans gêne.
« Il fallait que je m’y attende, répondit-elle.
- Tire-toi une bûche.
- Combien de temps s’est écoulé depuis ma mort en Sagu ? demanda-t-elle.
- Deux ans.
- Oh... je vois. »
Une fois assise, La Mort déposa sa plume et l’écouta attentivement concernant sa requête de retrouver Amaya.
« Je vois. Je n’ai pas eu de nouvelles d’Amaya, mais je pense savoir où elle se trouve. Pour ce faire, je te proposerai d’accompagner ma bru dans son travail.
- Votre bru ?
- Oui. Elle s’appelle Kohana. Son mari, qui est mon fils, la laisse parfois faire son travail. Ces derniers temps, il est au plancher à trier les âmes décédées, donc il a moins de temps pour s’occuper du niveau spirituel.
- Comment allez-vous chercher votre bru ?
- Par télépathie bien sûr. »
Il ne se gêna même pas pour qu’Alika entende son fil de transmission.
Kohana, peux-tu venir ici s’il te plait ?
Ils entendirent un bruit sourd de l’autre côté de la porte et cette dernière s’ouvrit sur une jeune âme – en apparence. Elle avait les cheveux très longs qui lui arrivaient aux chevilles, blonds avec des reflets argentés et le teint pâle. Elle portait une robe blanche, avec un collier pendule, un bracelet sur le poignet gauche et une bague sur le majeur et l’annulaire du même côté. Ses yeux étaient bleu-vert, mais tiraient plus sur le bleu. Kohana tenait un petit garçon dans ses bras, accoté sur ses hanches pour balancer le poids. Elle possédait treize paires d’ailes blanches avec la pointe grise sur le dos, mais les fit presque toutes disparaître sauf quatre avant d’entrer dans le bureau.
« Oui, Beau-Papa ? demanda-t-elle. J’espère que tu as une bonne raison de m’appeler ?
- Ne t’inquiète pas.
- Mais tu es occupé.
- Assied-toi. Je t’explique tout. »
Kohana s’assit. Le petit garçon avait les cheveux blonds cendrés et des yeux brun-vert. Il fixait Alika avec réserve. Il était intimidé par son aura de guerrière.
« Natan, arrête de dévisager la cliente de Beau-Papa, tu veux ?
- Pardon, Maman...
- Alors, reprit Kagi, Kohana je te présente Alika.
- Alika ?! s’exclama-t-elle. La Alika Templier ?
- C’est exact.
- Il semblerait que je sois très populaire dans le monde spirituel comme on me l’a dit, répondit Alika.
- Alors ça veut dire que tu es ma cousine ! s’écria Kohana.
- Ta cousine ?
- Oui ! Je suis une Pilier, la quatrième famille d’âmes artificiellement créées. Toutes les âmes qui ont été créées de cette façon sont considérées comme une très grande famille avec des cousins. Tu es de la deuxième famille, ce qui veut dire que tu es probablement plus ancienne que l’arrière-grand-père de mon Beau-Papa. »
Il y eut un silence soudain très malaisant où personne n’osa parler, pas même le petit Natan.
« Passons, voulez-vous ? demanda poliment Kagi. Alors je disais à Alika qu’elle pourrait t’accompagner dans tes recherches ainsi que dans ton travail, Kohana.
- Ah ? Pourquoi donc ?
- Alika veut retrouver son âme sœur, mais elle ne sait pas par où commencer. Je pense savoir où elle se trouve, mais comme je ne peux pas vraiment intervenir...
- Il me fera plaisir de retrouver cette dite âme sœur avec Alika ! Par contre, je te laisse la garde mon fils Natan le temps nous fassions nos petites préparations. »
C’est ainsi que Kagi reçut un de ses petits-fils dans les bras et que le bureau se vida. Alika suivit Kohana, l’écoutant parler de ses liens de famille ainsi que de la job que son mari lui laissait en arrière-plan. Kohana était la secrétaire de La Mort et classait aussi les souvenirs des gens décédés. Elle fouilla dans sa paperasse pour trouver le nom d’Amaya à quelque part, mais ne parvint pas à trouver sa feuille ni celle de sa gardienne dans l’immense pile de papier qui reposait sur son bureau.
« Pourtant... j’ai bien reçu la notice comme quoi elle est bel et bien décédée... Hmm. »
Elle fronça les sourcils. Alika n’avait rien dit jusque-là, mais son silence l’inquiétait de plus en plus.
« Kohana ?
- ... J’ai un mauvais pressentiment, avoua-t-elle. Il va falloir que je fouille dans quelques souvenirs de gardiens et de réincarnés. Aide-moi à retrouver la date de... bah, tu sais... ton agression... »
Alika hocha la tête et ensembles, elles rassemblèrent les noms des gardiens et gardiennes ainsi que les âmes réincarnées qui étaient leurs protégés. Kohana fouilla rapidement et minutieusement jusqu’à tomber sur un gardien spirituel en particulier.
« Oh damn it, lâcha-t-elle.
- Quoi ?
- ... Ce gardien... il est dans le bingo book des faucheurs. C’est une âme après laquelle Beau-Papa coure depuis des lustres. Il a réussi à se cacher sous une fausse identité, signer un contrat de gardien et était libre jusque-là, caché sous nos yeux. Mais là, nous l’avons retrouvé et je comprends exactement pourquoi il a besoin d’être fauché ! Apporte ta lance, Alika !
- Eh ?
- J’ai la faux de mon mari. Elle est un peu disproportionnée par rapport à ma taille, mais ce n’est pas grave, ça fera le boulot ! »
Elle s’empressa de suivre la petite secrétaire Pilier et elles arrivèrent au plancher – sois, le monde physique pour les esprits. Kohana lui demanda si elle avait un bijou qui avait jadis appartenu à Amaya ou un objet qui avait un certain attachement émotionnel relié à elle. Alika se mit à réfléchir.
« Je pense que je dois avoir un truc, chez moi. Je viens te rejoindre aussitôt que je le trouve. »
Alika avait mémorisé l’énergie de Kohana et pourrait facilement se déplacer à ses côtés. Elle fouilla dans sa chambre et y retrouva un bracelet tissés en macramés. Il était rose avec des fleurs blanches. Elle en avait donné un à Amaya quand elles étaient gamines : c’était une promesse qu’elles se retrouveraient un jour. Le bracelet d’Alika s’était usé au fils du temps et avait lâché de son poignet aux fils de ses entraînements, mais elle l’avait toujours conservé précieusement. Elle revint vers Kohana.
« Tiens.
- Merci... »
Kohana se matérialisa à un endroit dans l’empire Talsh, en Sagu. Elles finirent par aboutir dans un camp militaire et la secrétaire retrouva enfin le protégé et le gardien qu’elle cherchait. En les apercevant, Alika fut prise de frissons d’horreur. Elle se souvint de cet individu vivant qui avait participé à son agression : il était celui qui l’avait pénétré en premier. Pour les personnes qui n’étaient pas médium et ne possédaient pas le troisième œil, l’homme aurait semblé totalement normal de l’extérieur. Mais du point de vue spirituel, il respirait le danger.
De son dos sortait des chaînes de différentes longueurs au bout desquelles se tenaient plusieurs âmes – des gardiens ou esprits – enchaînées comme des prisonnières. Il devait y en avoir une dizaine. Des chaînes entouraient leurs cous, leurs poignets et leurs chevilles. Pour les femmes, la taille y était également enserrée. Le vivant n’avait conscience de rien concernant ses chaînes spirituelles. Il vivait au jour le jour sans se soucier de ses actions et de son karma.
« Cet homme enchaîne les gardiens, grogna Alika. Et son gardien les capture pour lui... Comment peut-on manquer à ce point de respect... et les pauvres protégés qui ont dû se suicider par après ! C’est indignant ! »
C’est alors que le gardien en question se planta devant Kohana et Alika. C’était un homme, très grand, musclé et intimidant. Il portait une épée à sa ceinture. Alika lut l’énergie de la jeune secrétaire : il était si énorme qu’elle se demandait comment elle pourrait y faire face pour le faucher. Si son mari avait été là, ça aurait tellement plus simple.
« Kohana... retrouves Amaya, lui dit-elle.
- Quoi ?! Mais tu ne peux pas faucher, Alika...
- Non, mais je peux essayer de détourner son attention entretemps..., annonça-t-elle en retirant le fourreau de la lame de sa lance, et je pense qu’il va nous falloir déranger ton mari si les choses devaient mal tourner. Je ferai de mon mieux pour éviter ça. »
Kohana resta un moment sans bouger et déposa la faux au sol pour courir vers Amaya dans la mêlée des gardiens et âmes enchaînés.
« Comme si deux petites âmes comme vous pourrait me faire quoique ce soit, se moqua le gardien. Ah, tu me dis de quoi, toi.
- Oui, je sais... mais ce n’est pas parce que je suis une femme que je ne peux pas venir à bout d’ennemis plus gros. »
Sa petite taille lui offrant une agilité et une souplesse hors du commun, Alika décida de jouer avec lui. Le gardien grossier la regarda, virant rouge vif d'embarras. Il dégaina son épée d'un geste exubérant et inutile.
Ce n’est pas le losso le plus frit du lot, analysa Alika.
Même de cette façon, l'épée longue était une arme dangereuse et il était beaucoup plus grand qu'elle. Elle ne pouvait pas se permettre de baisser sa garde. S'il se précipitait sur elle, il pourrait la déséquilibrer et réussir à la blesser et le combat serait terminé – ce qui voulait aussi dire échouer quant à la libération des âmes. Elle considéra la possibilité qu'il pourrait la sous-estimer – il était stupide, après tout – mais elle ne pouvait pas compter uniquement là-dessus. Elle devait se demander s'il avait réellement l'intention de la tuer ou simplement de l'humilier. Elle ne le savait pas. Son objectif était de le vaincre ; s'il était assez stupide pour se faire tuer et faucher, qu'il en soit ainsi.
Il réduisit la distance entre eux d'un seul bond, mais Alika s'y attendait. Le gardien esquiva la lance, mais hésita un peu. La pointe de la lance effleura son armure extérieure alors qu'il esquivait. Il la regarda d'un air renfrogné. Alika ne s'arrêta pas dans ses attaques et pointa la suivante directement sur la partie centrale de sa lame. Il attrapa sa lance et tenta de l'éloigner d'elle. Il déséquilibra assez l’ancienne guerrière pour récupérer son épée, puis frappa directement. Elle esquiva aisément le coup alors qu'elle l'entraînait dans une joyeuse danse en cercles. Le garde grossier grogna de rage, son visage rouge vif. Ses mouvements n'étaient plus déterminés, mais réactifs : il se comportait plus comme une bête que comme une âme.
Il était temps d’en finir. Il la poursuivit derrière un échafaudage en bois, et attendit qu'elle sorte de sa cachette. Il prévoyait viser sa tête lorsqu'elle émergerait et se montrerait de nouveau, non pas pour la tuer, mais pour l'assommer. Il pourrait ensuite la désarmer et mutiler son bras pour qu'elle ne puisse plus combattre. Mais la Templier avait déjà anticipé ses stratégies potentielles et elle tourna autour de l'échafaudage, sortant du côté opposé à quoi il s'était attendu. Elle était derrière lui. Il sentit son énergie et frappa avec son épée, mais la lame ne mordit que l'air. Il était si long, et il frappait si fort, que la pointe de l'arme frappa les dalles sous leurs pieds, projetant des étincelles dans toutes les directions.
Alika réduisit la distance entre eux, dirigeant son front vers son menton. Le gardien grossier pencha la tête derrière sous la force du coup. Sa prise sur l'épée se desserra. Avant qu'il se redresse davantage, elle leva son genou et le frappa sans hésitation au ventre. Elle souleva sa lance et décrocha un coup solide sur la clavicule du garde grossier, la brisant instantanément. Le bruit des os brisés était écœurant. Alika sentit l'os céder sous ses mains. Le gardien hurla et s'effondra instantanément au sol, hurlant de douleur.
La vision du Templier vira au rouge et elle ramassa la faux de Kohana. Elle savait que généralement, les âmes en dehors des faucheurs et de leurs familles ne pouvaient faucher les âmes, mais c’était maintenant ou jamais. D’un geste ample et rapide, elle faucha l’esprit en question. Il se changea en particule sur le coup et une acclamation des âmes prisonnière retentit. Kohana revint vers sa cousine spirituelle.
« Euh..., hésita-t-elle.
- Pardon, s’excusa Alika en lui remettant la faux. Je sais que c’est le devoir des faucheurs de faire ce boulot, mais la situation était urgente et je ne pouvais pas le laisser s’enfuir de cette façon.
- Non, ça va. Tu as pris la bonne décision dans le feu de l’action. Merci.
- As-tu réussi à libérer les âmes ?
- Non... même si le gardien est fauché, les chaînes sont reliées au protégé... Si nous sommes incapable de pouvoir les libérés de cet emprise, nous n’avons pas le choix que de les faucher ou les faire changer en particules.
- ... Il doit bien y avoir un moyen d’éviter ça. Éloigne-toi, je vais essayer de les faire fondre. Peut-être que ma puissance de Templier parviendra à les faire céder... je ne le saurai jamais si je n’essaie pas. Rien n’est impossible dans la mesure que nous n’avons pas essayée.
- Tu as raison... je comprends mieux pourquoi Beau-Papa semble avoir des vues sur toi.
- Eh... passons.
- Pardon. »
Kohana s’éloigna et Alika tendit sa paume vers le protégé qui n’avait aucune idée de l’horreur qu’il faisait vivre en enchaînant les gardiens. Une vive lumière blanche s’en échappa et frappa les mailles. Rapidement, les chaînes se mirent à fondre. Elles se détachèrent du dos du protégé et les âmes, jusque-là enchaînées, furent libérées. La lueur blanche qui agissait comme un acide contre les chaînes continua son chemin vers les poignets et les chevilles, les cous et les tailles. Les âmes crièrent de joie et coururent vers leur sauveur pour remercier Alika et s’éloigner rapidement avant de nouveau être fait captifs.
« ... Les Templiers sont vraiment aussi puissants que ça, s’étonna Kohana. Wow... »
Au loin, seules deux âmes se tenaient figées comme des statues. Alika croisa le regard d’Amaya et les larmes lui montèrent aux yeux. Elle s’approcha rapidement d’elle et l’enlaça. La gardienne d’Amaya, Fay, était très proche de la crise de nerf. Kohana décida d’aller la calmer.
« Amaya..., commença Alika. Je pensais que Kasem et Jiguro t’avaient menée jusqu’au monde spirituel.
- C’était le cas... mais ce gardien m’a trouvée. Juste avant de m’emprisonner, j’ai créé un double maléfique, un doppelgänger... mais avant d’en dire plus, que fais-tu ici ? Tu as fait un appel d’âme pour venir à mon secours ? »
Le silence d’Alika n’annonçait rien de bon. Elle tourna les yeux et hocha négativement la tête.
« Après ta mort, j’ai vécu tellement de choses que... je n’étais plus capable de continuer à avancer. J’étais malheureuse dans ma peau alors...
- Ne me dis pas que... que—
- Je ne veux pas que tu remettes en cause ma décision passée de mettre fin à mes jours, Amaya, dit lassement Alika. Comprends que j’étais trop mal en point pour continuer à subir les traumatismes que notre agression a laissé sur moi et mon âme. Je te raconterai tout ça quand tu seras un peu mieux. On se voit bientôt. »
Sur ce, Alika s’éloigna et remercia Kohana.
* * *
Une fois la porte refermée derrière elle, Alika éclata en sanglots amers. La souffrance revint en surface et elle chercha à se blesser, à enfoncer ses ongles dans la chair de son bras pour contrôler cette émotion qui lui pourrissait la vie depuis cet événement. Des fragments de souvenirs l’assaillirent. Qui lui lançait des images à l’esprit pour la tourmenter et la torturer encore plus dans sa douleur alors qu’elle semblait si bien aller et guérir ? Bien qu’elle ne fût pas présente pendant ces moment-là, Alika eut des visions de sa mère retrouvant son corps inerte, criant, pleurant sous le choc. Elle la serrait dans ses bras dans des hurlements déchirant. Elle revit son père s’effondrer sur ses genoux en voyant son corps physique, dans les bras tremblant de Balsa. Sa Grand-Mère qui cherchait son âme avec d’innombrables appels d’âme, en vain. Son petit frère qui s’était mis à culpabiliser de sa mort et avait complètement arrêté ses études en magie spirituelle. Motoko, sa petite sœur qui pensait qu’Alika reviendrait un jour, interprétant la nouvelle de sa mort comme si elle était partie à l’aventure. Et enfin, Jiguro et Karuna – ses petits frères jumeaux – qui ne comprenaient pas ce qui se passait du haut de leur trois ans bientôt quatre...
« ARRÊTEZ ! hurla-t-elle en se prenant la tête. Arrêtez de me faire souffrir avec de telles visions... par pitié... »
Elle sentit une main se poser contre son épaule et une personne l’attirer dans ses bras. Elle se débattit furieusement pour repousser cette étreinte, ne désirant pas être touchée dans un tel état de détresse psychologique, mais l’âme ne céda pas. Malgré sa vision flouée par les larmes, elle parvint à distinguer Jiguro, Kagi lui-même et, bien sûr... Amaya.
« Je vais te garder dans mes bras jusqu’à ce que tu sois apaisée, murmura-t-elle. Mais par pitié, ne te blesse pas.
- Pourquoi j’ai eu ces visions ? sanglota-t-elle. Je n’ai jamais demandé à les voir, c’est pour ça que je ne suis pas restée en Sagu après ma mort.
- Personne ne t’a envoyé ces images, Alika, l’aida Kagi. Il s’agit d’une de tes facultés spirituelles en tant que Templier.
- ... et toi, pourquoi tu es ici, Jiguro ?
- Parce que même si officiellement, je ne suis plus de ton gardien spirituel, tu restes une âme que j’adore et que je chéris beaucoup comme ma propre fille. Je ne peux rester de pierre quand je te vois dans un tel état de détresse. »
Alika resta sur le plancher de sa maison, dans les bras d’Amaya, à pleurer et cherchant à se blesser malgré sa petite-amie qui tentait de la contenir, perdue dans cette tornade d’émotions dans laquelle elle était prisonnière. Kagi dut repartir afin de s’occuper son entreprise spirituelle familiale, mais au moins, il avait répondu aux interrogations du Templier. Lorsqu’elle fut plus calme, Amaya alla se coucher dans son lit pour qu’elle puisse se reposer en sa présence. Il faisait nuit quand Alika rouvrit les yeux, apaisée. Amaya la regardait tendrement.
« Tu vas mieux ?
- Je ne sais pas... »
Elle se redressa lentement et remarqua qu’elle avait été changée. Les marques qu’elle s’était infligée sur son biceps étaient recouvertes d’un bandage.
« Je t’ai changé de vêtements alors que tu dormais et pansé tes plaies, lui dit tendrement Amaya. Et détaché tes cheveux pour plus de confort. Tu as faim ?
- Non. »
Voyant qu’elle se sentait mal à l’aise de parler de son suicide, Amaya décida de détendre l’atmosphère.
« Je ne remettrai pas ta décision en doute ni ne te questionnerai à ce niveau. Mais par contre, j’ai à t’expliquer certains mystères concernant mon étrange attitude vis-à-vis toi après ma mort.
- ... J’avoue qu’après ta mort, tu es devenue étrange. Je ne te reconnaissais plus. Toi, qui étais follement amoureuse par-dessus la tête de moi, me disais ne plus vouloir me revoir dans notre vie passé et étais d’une froideur inexplicable. Et les seules fois où tu t’es matérialisée à moi, c’était pour me jeter des conneries et me dire de foutre le camp, que j’étais la seule qui se bloquait dans tout ça... pourquoi as-tu agis comme ça alors que j’étais déjà à terre ?
- Alichoue’, tout ce que j’aurais pu te dire de blessant, sur un ton condescendant, ce n’était pas moi. Je te jure qu’il faut me croire... c’était un double maléfique. Un doppelgänger... Très souvent, des doubles maléfiques sont le total contraire des personnalités auxquelles ils ont passé le contrat. Ça peut arriver qu’ils soient très proches de la personnalité originale, mais c’est très, très rare. »
Alika arqua un sourcil, sous le choc.
« À force de discuter du monde spirituel avec toi lorsque vivante, continua Amaya, je me suis assez informée pour savoir que je pouvais user de la supercherie. Étant enchaînée, je savais que je ne pouvais pas te retrouver ni te suivre, mais j’ai senti que tu avais fermé ta clairvoyance de deux tiers... J’ai donc tiré sur une de mes plumes et l’ai donné à un des gobelins – petits esprits difformes très idiots – qui passait par là. Il l’a mangé pour prendre mon apparence. Rapidement, je lui ai donné des ordres et lui ai dit que s’il désobéissait, il mourait sur le champ.
- ... Le gobelin a donc pris ton apparence... et c’est lui qui me parlait...
- Parfaitement.
- Est-ce que Jiguro savait que tu étais enchaînée ?
- Oui... il a essayé de détruire les chaînes, mais il n’y est jamais parvenu comme pour Kohana, alors que toi... »
Elle se souvenait de l’exploit hors du commun qu’Alika avait fait avec ses pouvoirs de Templier.
« Alichoue’, pour toutes les conneries que les gobelins ont pu te jeter en pleine gueule, je voudrais m’excuser sincèrement. Je n’ai jamais pensé cela, crois-moi. J’attendais l’instant de te revoir avec impatience – j’en crevais d’envie – et je voulais rester à tes côtés, être avec toi, te côtoyer malgré tout car je savais que tu me verrais... Mais... maintenant que nous sommes de nouveau réunies, spirituellement, est-ce que je peux être à tes côtés ? Dans tes bons moments comme dans tes mauvais ?
- Oui... je le voudrais beaucoup. Je t’aime si fort... »
Amaya l’embrassa passionnément. Elle libéra les lèvres d’Alika.
« Marions-nous, déclara-t-elle soudainement. Nous ne sommes pas mariées spirituellement, mais je veux que tu sois ma femme. Je n’ai plus envie d’attendre.
- ... J’ai toujours su que tu étais une de mes âmes sœurs, Amaya.
- Alors... tu veux m’épouser ?
- Bien sûr ! Et on se mariera deux fois même ! La seconde fois sera pour quand mes parents reviendront dans le monde spirituel ! »
Folle de joie, Amaya renversa sa bien-aimée et l’inonda de baisers et de caresses avant de lui faire l’amour. Leur mariage ne tarda pas à avoir lieu et se passa dans la plus grande discrétion, avec pour seuls témoins Jiguro, Kasem, Fay et Nahoko – la gardienne de Tante Yuka.
Amaya parvint aussi à convaincre sa femme de suivre une psychothérapie afin de pouvoir s’alléger et mettre des mots sur les émotions qui ne parvenaient pas à sortir de sa propre bouche. Au départ, Alika ne voulait pas, car elle avait très peur de se faire jouer dans la tête, mais avec sa patience d’ange, Amaya réussit à lui faire changer d’idée.
* * *
Cinq ans s’étaient écoulés depuis la mort d’Alika en Sagu, et trois ans depuis ses retrouvailles avec Amaya. De plus, Alika avait retrouvé une autre de ses âmes sœurs dans le monde spirituel. Un garçon, cette fois, du nom de Koucha. Il avait fait la guerre au Nouvel Empire de Yogo contre l’empire Talsh et était décédé sur le champ de bataille. Au départ, Amaya s’était montrée très jalouse avec des réactions très violentes et excessives. Mais après avoir calmé les ardeurs, Alika comprit que c’était juste sa peur de se faire remplacer et mettre de côté. La guerrière lui promit que ça n’arrivera pas et même Koucha confirma qu’il n’était pas là pour tasser Amaya de son âme sœur.
Amaya, au départ, avait boudé un long moment et était restée sur ses gardes, mais finalement, son énergie s’habitua à celle du nouveau venu. Lorsqu’elle fut certaine que Koucha ne représentait pas de menace pour son union, elle parvint à se détendre et se sentir en confiance qu’à cet instant-là.
Alika allait beaucoup mieux et se sentait maintenant prête à rendre visite à sa famille antérieure. Le détachement émotionnel de sa vie antérieure et de ses biens matériels était plus facile à faire et à accepter dorénavant. Elle regarda Jiguro.
« Nerveuse ? demanda-t-il.
- Viens avec moi... s’il te plait. »
Elle tendit sa main. Jiguro se leva et emprisonna sa main pour se diriger vers Sagu. L’aube était sur le point de se lever. L’énergie de la forêt et de la clairière lui ramenait des souvenirs. C’était là où elle avait joué en étant enfant. C’était là où elle s’était si souvent entraîner avec sa mère. Un bruit fouettant l’air se fit entendre. Sa mère était encore en train de s’entraîner après ces années. Alika se retourna vers son ancien gardien. Jiguro avait apporté deux lances avec lui – la sienne et celle de son ancienne protégée – et lui tendit celle au membre ambré.
« Vas-y. Tu es prête. »
Alika regarda l’arme un moment et tendit le bras pour la prendre. Elle marcha dans les hautes herbes et arriva dans la forêt. En voyant sa mère, une grosse vague de nostalgie la prit d’assaut, mais ça lui faisait tellement du bien de revoir son visage.
Balsa avait maintenant les cheveux poivre-sel, mais ils étaient toujours aussi longs. Son aura était normale, mais elle avait toujours cette petite touche de bleu foncé indiquant qu’elle ferait le deuil de sa fille aînée pour le reste de ses jours. Alika arriva devant Balsa qui prenait une légère pause. Un coup de vent se leva. Elle inspira et fit le salut de lance en même temps que sa mère. Elles se positionnèrent et s’élancèrent. Leurs lances croisèrent le fer, mais pas comme dans un combat où leur vie était en jeu. C’est comme elles dansaient dans un rêve, chaque mouvements menant naturellement au prochain dans un rythme confortable qui contrôlait leurs corps. Bien que leurs lances s’entrechoquaient dans une vitesse furieuse, le temps semblait bouger au ralentit, de façon fluide.
Les lances se heurtèrent dans une vitesse étourdissante, poussant, parant et tourbillonnant à travers les airs comme un moulin. Elles n’avaient plus recours à leurs yeux ni à la conscience de leurs esprits; leurs corps bougeaient instinctivement, attendant à la toute dernière seconde avant de frapper plus loin la poussée de l’adversaire et pouvoir ainsi contre-attaquer. Elles finirent par ralentir de vitesse jusqu’à être totalement immobiles. Balsa resta figée. C’est comme si elle pouvait soudainement ressentir la présence d’Alika. Étant une Templier, un esprit de sa race spirituelle dégageait énormément d’énergie. Cette énergie pouvait être ressentie par les personnes, qui de base, n’avaient pas leurs sens spirituels aussi développés que ceux d’un médium ou magic-weaver. Alika s’approcha et, timidement, alla enlacer Balsa, lui prodiguant une grosse vague de chaleur et d’apaisement. Sa mère finit par bouger légèrement et lentement, ses bras se refermèrent contre son corps. Balsa tomba sur ses genoux et éclata en sanglots.
« Alika... est-ce que tu as vraiment fait une danse de lance avec moi ? murmura-t-elle. Même si je ne te vois pas.
- ... Oui, confirma Alika, les yeux remplis de larmes. Je l’ai fait...
- Je suis si désolée de ne pas avoir su comment t’aider...
- C’était mon choix. Tu n’as pas à te sentir coupable de quoique ce soit... je sais que mon départ vous a fait souffrir... mais maintenant, je vais bien.
- J’espère que... tu es en paix ?
- Presqu’en paix... Oh, ma petite Maman... »
Elles restèrent un moment enlacé. Balsa pleura un long moment. Alika connecta son esprit au sien et elle vit défiler les images de sa naissance dans son esprit. Pleins de souvenirs se succédèrent à une vitesse fulgurante, mais l’image la plus puissante – presque figée dans le temps comme du cristal – fut celle où Balsa tenait Alika, enfant, dans ses bras. L’enfant souriait de toutes ses dents, après s’être catapultée dans ses bras, faisant perdre l’équilibre à Balsa.
« Je t’aimerai toujours, la nuit comme le jour, et tant que je vivrai...
- Tu seras mon bébé..., conclut Balsa. »
Lorsque Balsa se coucha cette nuit-là, Alika choisit de plonger dans la dimension des rêves comme il faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas fait. Un endroit, là, où tous les rêves se côtoyaient. Une place sans ciel ni terre. Comme si l’âme volait dans une nébuleuse. Le paysage était entouré de brumes arc-en-ciel et de vagues multicolores qui ressemblaient à des aurores boréales. C’était ici que le monde spirituel et celui des vivants se tenaient sur un pied d’égalité et se côtoyaient, retirant les barrières physiques des deux mondes.
Je suis déjà venue ici auparavant..., pensa Alika. Oui... quand mon âme venait de retrouver Maman et que j’allais jouer dans ses rêves avec elle avant ma réincarnation. Je reconnais cette place.
Elle marcha un peu plus loin et arriva devant un dôme translucide, caché derrière une montagne de poussière interstellaire. C’était la barrière des rêves de Balsa. Alika utilisa son énergie comme une clé pour pouvoir la traverser. Elle sentit l’énergie de Jiguro, celle de Kasem et celle de ses grands-parents maternels, Karuna et Laika. L’endroit était encore plongé dans une brume blanche. Ayant suivi l’entraînement rigoureux de Jiguro, Balsa n’avait pas eu le temps de forger une place intime pour ses rêves. Il fallait qu’elle se réveille très rapidement et soit en alerte à tout moment. Alika prit place sur un unique rocher, sous un cerisier : c’était l’unique chose qui avait changé depuis sa toute dernière visite qui remontait à l’enfance de Balsa. Un cerisier pour Kasem. Une petite silhouette se matérialisa et un petit garçon âgé de sept ans physiquement vint à sa rencontre.
« Oneesama ! sourit Kasem. Tu es enfin revenue dans les rêves de Maman ?
- Oui.
- Maman va être contente !
- ... Le cheminement n’a pas été facile. Mais maintenant, je suis prête. Ici, nous pourrons discuter elle et moi.
- On pourra faire des pique-niques ? demanda-t-il joyeusement.
- Oui, je suppose.
- Super ! Je vais te laisser. Karuna et Jiguro, les petits jumeaux, m’attendent pour jouer avec eux dans leurs rêves.
- Va. »
Kasem lui sauta dans les bras avant de s’envoler à l’aide de ses deux pairs d’ailes blanches immaculées. Alika attendit patiemment que sa mère arrive et la rejoigne.
Et enfin, la voilà. Balsa apparut et était dos au cerisier, ne remarquant pas encore sa fille. Elle portait son kimono rouge vin.
« Que cherches-tu, Maman ? demanda Alika. »
Balsa se retourna vivement. Alika avait sa tête accoté contre ses mains.
« Ça faisait longtemps, pas vrai ? Tu es toujours aussi belle, Maman.
- Alika..., murmura Balsa en se mettant à pleurer. »
Elle courut vers elle. Alika ouvrit ses bras et cueillit sa mère dans une très forte étreinte. La dimension des rêves était probablement l’unique place où les esprits pouvaient serrer les vivants dans leurs bras et combler ce vide physique. Balsa se laissa pleurer un long moment, serrant fortement sa fille contre elle. Elle pleurait de joie. Elle s’éloigna, tint le visage de sa fille entre ses mains chaudes et regarda Alika de ses yeux larmoyants.
« ... Est-ce qu’il y aurait des mouchoirs ? demanda Balsa.
- Hum, je peux les faire apparaître. Attends. »
Alika prit un morceau de nuage dans ses mains, exécuta quelques gestes avec des étincelles roses. Soudain, elle fit apparaître une boîte de kleenex.
« C’est quoi ça ? questionna sa mère.
- Le monde spirituel est plus évolué que le monde matériel. Tu peux te moucher avec et essuyer tes larmes. Ce sont des mouchoirs. Pas en soie, mais en papier. »
Balsa rit un moment et tira sur la feuille pour se moucher et essuyer ses larmes. Elle se recolla contre sa fille.
« Je peine à croire que je suis de nouveau face à toi... Torogai et Tanda ne sont jamais parvenus à retrouver ton âme.
- ... Je me cachais, avoua-t-elle.
- Pourquoi ? Nous ne t’aurions jamais repoussée...
- La mort et le retour dans le monde spirituel est différent pour chaque personne. Il y autant de possibilités qu’il y a de vivants. Dans mon cas, je ne voulais assister à la scène de quand... de quand tu as retrouvé mon corps physique... sentir et voir votre souffrance me faisait trop mal, même pendant mes funérailles. J’ai donc décidé de partir pour assimiler le choc, faire la paix avec ce qu’a été ma dernière réincarnation, me retrouver et faire le bilan. Mais maintenant, je suis prête à tous vous revoir.
- Je vois... et... est-ce que tu as retrouvé Amaya ?
- Oui, je l’ai retrouvée. J’ai compris bien des choses à son égard et comportement de jadis. Je suis aussi constamment avec Jiguro et Kasem. Amaya et moi se sommes mariées. Oh ! j’ai même retrouvé une autre de mes âmes sœurs.
- Une autre âme sœur ?
- Oui. Il s’appelle Koucha. Il était comme moi durant son vivant : il voyait les gardiens, les esprits, les auras en plus de voir Nayug comme Niisan. Mais il est décédé pendant la guerre contre l’empire Talsh. Je forme un trouple avec Amaya et Koucha... je crois que je peux dire que je suis polyamoureuse. »
Il y eut un petit silence.
« ... est-ce que... tu es heureuse ? questionna Balsa.
- Honnêtement ? Oui. Enfin, je ne suis pas toujours heureuse comme euphorique, mais être esprit me donne une liberté que je ne possédais pas dans mon vivant. Vois ? Je peux te parler via tes rêves. »
Balsa sourit.
« Je ne veux pas me réveiller, avoua-t-elle en se pressant plus fortement contre le corps de sa fille. Tout ça va terminer... et je vais t’oublier à mon réveil.
- Non. Ça n’arrivera pas. Tu n’oublieras pas. Pas pour ces rêves-là.
- Tu en es sûre ?
- Oui. Maintenant, je suis prête. Je viendrai te voir pendant les autres nuits. Tu sais Maman, avant de me réincarner en étant ta fille, je t’ai accompagnée très souvent dans tes rêves. Mon âme n’avait pas de corps physique. Je l’ai sans doute perdu en cours de route lors d’une fausse couche, mais tu m’en as offert un, le temps que ma réincarnation du moment arrive. Ça devrait te dire quelque chose. »
Alika sauta sur ses pieds et s’éloigna légèrement. En un claquement de doigt, elle changea physiquement. Ses cheveux bruns détachés lui arrivaient maintenant aux genoux, elle avait la même frange que d’habitude. Sa robe Kanbalese était blanche, à longues manches, avec un collet munit d’une goutte et fait de biais de couleur rose. La ceinture Kanbalese et les pantalons étaient de couleur bleu poudre.
« Ça te dit quelque chose, Maman ?
- ... Tu étais donc cachée dans ma poupée Kalia, comprit Balsa. Oui, je m’en souviens maintenant. »
En retournant proche d’elle, Alika reprit son physique antérieure.
« Maintenant que tu es prête... n’hésite pas à venir nous voir, murmura sa mère en pleurant encore d’émotions. La porte de la maison a toujours été ouverte à ton âme. Tu as encore ta lance proche de la porte et tes objets, dans une boîte souvenir.
- Je viendrai alors.
- Oh ! ma fille chérie, s’émut Balsa en la prenant dans ses bras.
- C’est bientôt le matin... il va falloir que tu te réveilles bientôt.
- Je ne veux pas... je ne veux pas t’oublier !
- Tu ne m’oublieras pas, Maman, je te l’ai déjà dit. Nous aurons d’autres occasions de se voir. Je te ferai de petits signes, tu les verras si tu es attentive. Comme quand nous avons fait la danse des lances ce matin.
- ... Tu as raison. Je t’ai bien senti.
- Entretemps, prends soin de Nao, Motoko, Jiguro et Karuna. Pour moi.
- Oui. »
Alika se redressa et raccompagna Balsa proche de la porte de ses rêves. Elle enlaça sa mère une dernière et fit disparaître son corps spirituel dans un nuage d’étincelles.
« Je t’aime Maman... sois heureuse pour moi, tu veux ?
- Oui... je t’aime Alika. Je t'aimerai toujours, la nuit comme le jour, et tant que je vivrai, tu seras mon bébé. »
Lorsque Balsa ouvrit les yeux, elle éclata en sanglots dans son lit, alarmant Tanda.
« Balsa ?!
- ... Tanda... Alika est venue me voir dans mon rêve, pleura-t-elle. Je l’ai vu, je l’ai touchée et nous avons même discuté.
- Tu-tu as vu notre fille ?
- Oui... je l’ai même serrée dans mes bras. Je crois qu’elle n’est pas venue plus tôt, car elle ne se sentait pas prête. Mais je lui ai dit que la porte de la maison était toujours ouverte. »
Tanda hocha la tête et cueillit sa femme en pleurs dans ses bras.
Est-ce qu’Alika viendrait aussi le visiter ? Au courant de la journée qui suivit le rêve de Balsa, il effectua un appel d’âme pour retrouver la trace d’énergie de sa fille aînée, mais il ne parvint pas à la retracer.
À la nuit tombée, lorsque Tanda termina de se préparer pour aller au lit, il fit une préparation à base de racine de tajam – un arbre qui dégageait une douce odeur – ainsi qu’un peu de résine du même arbre. Ce soir-là, il l’utiliserait pour inviter Alika dans son rêve et discuter un peu avec elle... si elle le désirait, bien sûr. Frottant ses mains avec une pincée de poudre, il souhaita bonne nuit à Balsa et ferma les yeux avant de s’enrouler dans les couvertures et serrer sa femme contre lui.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était toujours à l’intérieur du refuge. La porte était entrouverte et le ciel violacé affichait la voie lactée de ses milliards d’étoiles. Le feu dans l’irori brillait des couleurs de l’arc-en-ciel. C’était sa petite touche personnelle quand il allait se réfugier dans ses rêves. C’est alors que les pas familiers de Kasem résonnèrent dans l’entrée.
« Je l’ai emmenée, Papa ! annonça gaiement son fils. »
Doucement, Alika se montra dans la porte. Tanda sentit son cœur manquer un battement et il se rua vers elle pour la serrer très fort contre lui. Tellement fort qu’elle crut manquer d’air et suffoquer. Il se mit à pleurer à chaude larmes.
« Tu m’as tellement manquée, ma fille, tellement manquée..., hoqueta-t-il.
- Pardon de vous avoir causé tant de soucis depuis mon départ, murmura Alika.
- Non, ma belle. Ne t’excuse pas... je peux à peine croire qu’après toutes ces années, je te revois dans mes rêves. Où étais-tu passée ?
- ... Je pourrais tout t’expliquer devant un bon thé. »
Tanda se calma et commença à faire chauffer l’eau alors que ses deux enfants ainés prenaient place devant lui. Alika lui raconta les raisons de son départ et ce qu’elle avait vécu dans le monde spirituel depuis son retour à la source. Il comprit aussi que si elle n’était pas venue les voir avant, c’est qu’elle ne s’en sentait pas encore prête.
« Je me marierai une deuxième fois pour quand Maman et toi alliez être de retour dans le monde spirituel.
- Peut-être que ce sera Koucha, cette fois-ci, que tu épouseras, hasarda Tanda.
- Peut-être. Mais je ne tomberai pas enceinte avant que vous ne soyez revenus. »
Son père se mit à rire.
« Tu n’es pas obligée d’attendre aussi longtemps. S’il y a un bébé qui doit voir le jour spirituellement avant notre retour, alors qu’il en soit ainsi. C’est sûr que j’aurais bien aimé assister à la naissance de mes premiers petits-enfants, mais j’ai déjà vécu celles de mes merveilleux enfants, alors c’est équilibré, je suppose.
- Comme je l’ai dit à Maman, nous aurons d’autres occasions de se voir. Maintenant, je suis prête à être de nouveau parmi vous. Pas physiquement, mais en présence spirituelle.
- Et comme Maman a dû te le dire, et je reprends ses mots car elle me l’a dit ce matin : la porte de la maison te sera toujours ouverte. À toi, à Kasem et même à Amaya et Koucha. À toutes heures du jour comme de la nuit.
- Merci, Papa ! »
Alika à son tour lui sauta dans les bras. La nuit tirait à sa fin. Comme pour Balsa, Tanda ne désira pas qu’elle les quitte, mais il devait se réveiller et prendre soin du reste de sa famille.
« Je t’aime Papa, murmura-t-elle au creux de son oreille.
- Je t’aime aussi, ma fille adorée. Tu seras toujours dans notre cœur et avec nous. Ce n’est qu’un au revoir.
- Tu as un petit bonus en étant chamane. Tu peux aussi voir les esprits et les âmes. Pas comme moi avant, mais tu sais mieux que quiconque je ne suis pas assise sur une pierre tombale, à regarder le temps qui passe. Et tu sais également, tout comme moi, qu’il y a une vie après la mort. »
Tanda sentit sa manche être tiré. Il jeta un œil à Kasem.
« Moi aussi je veux faire partie de votre câlin ! insista-t-il.
- Mais bien sûr ! »
Alika se dégagea légèrement de l’étreinte et laissa une place à son petit frère. Alors que Kasem restait avec leur père, encore une fois, la fille de Tanda disparut dans un nuage d’étincelles. Son cœur se sentait déjà mieux. Elle comptait les fois qu’elle allait rendre visite à ses parents dans leurs sommeils. Ce qui n’était que des nuits se changèrent en semaine, puis en mois au fur et à mesure qu’elle en faisait la compilation. Alika dormait maintenant une partie de la journée, ne se levant qu’à midi pour pouvoir profiter de la nuit avec eux.
* * *
« Mais arrête de bouger ! se froissa Amaya.
- Mais je ne peux pas m’en empêcher, je suis nerveuse ! rétorqua Alika.
- J’ai presque fini d’attacher ton obi... et... voilà ! Bon, tu es libre, maintenant. »
Alika se regarda dans le miroir : elle portait un kimono rose fleurit, avec un hakama mauve foncé dont le bas était imprimé de motif étoilé. Son obi était un dégradé de blanc avec du rose plus pâle. Elle était toujours peignée de la même façon : deux lulus basses, mais portait un serre-tête ayant pour ornement des oreilles de chats décoratives et artisanales.
Ce jour-là, elle avait décidé de retourner au refuge de ses parents pour passer un coucou à toute sa famille lors d’un repas. Elle sentait également que Grand-Mère Torogai était présente. Alika aurait aimé les revoir seulement vêtue de ses habits Kanbalese, mais Amaya et Koucha avaient fait pression sur elle et l’avaient obligé à porter de beaux habits du dimanche pour ces premières retrouvailles familiales en plein jour, et non pas en pleine nuit.
Jiguro avait fini de polir sa lance et Kasem se balançait au dehors, attendant qu’elle termine d’être prête. Lorsqu’Alika se montra, son petit frère sauta sur ses pieds et courut vers elle pour lui donner un gros câlin.
« Tu es magnifique, Oneesama ! s’égaya Kasem.
- Merci... je ne suis pas encore habituée, mais je suppose que je finirai par m’y habituer... pour aujourd’hui.
- Bien, prête maintenant ? demanda Jiguro.
- Oui. Nous pouvons y aller. »
Kasem prit sa main et ils se dirigèrent vers Sagu. C’était l’heure du midi. Jiguro resta à l’extérieur alors que le petit garçon prenait place sur une des branches de son cerisier. Il y avait des voix à l’intérieur : l’ambiance était festive. Alika tendit sa main vers la poignée de porte, hésitante.
« Prends une grande inspiration, proposa Jiguro. Tout ira bien. »
Elle fit ce qu’il lui proposa et finit par ouvrir la porte. Cette dernière s’ouvrit physiquement, donnant une vue d’ensemble sur sa famille. Les membres de sa famille s’immobilisèrent en voyant la porte s’ouvrir d’elle-même.
« Maman, pourquoi la porte s’est ouverte toute seule ? résonna la voix de Motoko. »
Le regard de Torogai et Tanda se posa immédiatement sur Alika. Ils pouvaient parfaitement la voir. Nao, qui possédait aussi la vue spirituelle, la vit aussi, même s’il avait bloqué sa vision.
« Hey, murmura Alika. Suis-je en retard pour le dîner ? »
Tanda éclata en sanglots et avait juste envie de se ruer dans ses bras, encore une fois.
« Motoko, dit Nao la gorge serrée. Alika est venue nous voir. Elle se tient dans l’entrée de la porte.
- Ah ! »
Alika s’approcha et son regard se posa sur son ancienne lance, celle qui était physique. Elle était accotée sur un coin du mur. Il y avait un ruban noir, accroché sur la hampe : il était coutume à Kanbal pour les lanciers d’accrocher un morceau de tissus noir – ou un ruban – quand le guerrier venait de perdre un ami ou un membre de la famille. La lance de Balsa portait un ruban également, mais Alika ne l’avait pas remarqué lors de sa première visite retrouvaille : ça avait été assez stressant pour elle que ses yeux n’avaient pas capté ce petit détail.
Elle effleura la lance qui lui avait été destinée du bout des doigts et d’un seul coup, la fit tomber sur le sol. C’était un premier signe de sa présence parmi eux.
« J’ose bien croire qu’Alika est bien avec nous, s’émut Balsa. Entre et prends place, ma belle. »
Elle regarda sa famille un à un tout en prenant place aux côtés de Balsa qui se retenait aussi de pleurer. Son petit frère Nao avait quinze ans, Motoko allait avoir douze ans, et ses petits frères jumeaux avaient huit ans, bientôt neuf – la belle âge.
Tanda déposa une assiette remplit de nourriture physique devant elle. Contrairement à la croyance populaire qu’entretenaient les vivants sur le fait que les âmes n’avaient pas besoin de manger, Alika savait qu’elle pouvait autant se régaler des mets physiques qu’eux.
Après avoir mangé, ne serait-ce que quelques bouchées, Torogai demanda à s’entretenir seule avec sa petite-fille défunte. Alika la suivit dans la forêt.
« Tu nous a manqué, très chère, déclara la chamane en s’asseyant entre les racines d’un grand arbre centenaire. Ton père m’a tout raconté et je comprends mieux tes raisons, tu n’as pas à te justifier plus. Es-tu bien là-bas ?
- Oui, Grand-Mère, ne t’inquiète pas.
- Qu’en est-il de tes ailes ? Te les a-t-on arraché ?
- Non... un haut-gradé a pris ma défense à ce niveau. Je les ai encore toutes, mais depuis mon agression, l’aile droite de ma paire principale sur mon dos ne repousse pas... on me l’a arraché pendant cette nuit-là.
- Et as-tu réussi à avoir des réponses quant à la froideur spirituelle d’Amaya ?
- Oui. »
Alika lui raconta ses retrouvailles avec Amaya et son cheminement vers la guérison pour aller mieux.
« Nao se sent encore coupable..., lui annonça Torogai. Il a choisi de fermer son don à tout jamais, même si parfois – comme aujourd’hui – il peut voir de temps en temps les esprits. Es-tu allé le visiter dans ses rêves ?
- ... Non... pas encore...
- Es-tu encore fâchée contre lui ?
- Je suis fâchée contre les esprits qui lui ont imposé leur point de vue pro-vie concernant mon avortement, rétorqua-t-elle. Je les ai retrouvé dans le monde spirituel et leur ai donné la claque du siècle. Ils ont été punis. Je n’ai pas eu le temps d’aller le voir parce que la majorité de mes nuits je les passe avec Maman ou Papa dans la dimension de leurs rêves.
- Je vois. Je sais que tu es rancunière, mais je pense qu’il serait bien que tu aies, au moins une fois, visiter Nao.
- J’y penserai. »
Elle resta jusqu’à après le souper et quand ses plus jeunes frères et sa petite sœur furent couchés, elle décida de partir à son tour. Même par télépathie, Nao, mal à l’aise, n’avait pas osé lui dire un mot. Alika ne l’avait jamais forcé et elle savait qu’elle ne pouvait rien faire face à cet embarras. Elle retourna dans sa demeure spirituelle, se démaquilla et remit ses vêtements confortables habituels : sa robe fuchsia kanbalese avec ses pantalons blancs et sa ceinture rose. Elle mit un chapeau en polar avec – encore une fois – des oreilles de chats et réfléchit à sa prochaine visite nocturne.
Dans un soupir, elle mit un collier au bout duquel un pendule quartz aura aqua pendait comme protection dans les énergies. Cette pierre, utilisée en lithothérapie, était associé principalement au chakra de la gorge, relié à la confiance en soi et l’envie de communiquer de façon honnête et sincère. Elle retourna dans la dimension des rêves et retrouva le dôme qui protégeait les rêves de son petit frère. Nao avait trois gardiens, mais celui qui bloquait l’entrée principale était son gardien primaire, Seiji. En la voyant apparaître, il fut si prit de court qu’il ne sut quoi répondre.
« Eh...
- Oui, c’est bien moi. J’ai à lui parler depuis mon retour dans la famille. Puis-je ?
- Bi-bien sûr, balbutia-t-il. Tu peux entrer. »
Au moment où elle allait franchir la barrière, Seiji la retint par le poignet, vivement.
« Quoi ? demanda Alika brusquement, certaine qu’elle avait eu l’autorisation d’entrée quelques secondes plus tôt. Tu as changé d’idée soudainement ?
- Non. Je suis désolé... pour les choses affreuses que nous avons dites concernant ta décision. Nous n’avions pas notre mot à dire dessus alors que c’était toi qui vivais en temps réel cette situation. »
Alika recula un moment et l’observa dans le blanc des yeux.
« Mais ça été plus fort que vous et il a fallu que vous me couliez davantage, car vous n’étiez pas capable de retenir votre langue plus longtemps. La décision de m’enlever la vie ne concerne que mon propre jugement, mais je vais être franche : vous avez été, en grande majorité, ceux qui m’ont poussé au bout du rouleau. En tant que médium, vous n’avez pas le droit de juger mes actions. Vous pouvez le penser, mais ne pas le dire. »
Seiji ne dit rien. Elle termina là-dessus, sachant qu’elle s’enfoncerait encore plus dans ses arguments et finirait par exploser de rage.
Les rêves de Nao étaient riches au niveau du décor si on les comparait à ceux de Balsa et de Tanda. Il y avait des paysages semblables à ceux de Nayug et des prairies avec des temples et architectures. Il y avait même le refuge de leur famille. Alika prit place sur une souche d’arbre et attendit patiemment.
Des bruits de pas se firent entendre et elle tourna la tête vers la forêt. Nao se pointa et, la voyant, figea sur place. Il portait un habit Yakue bleu ainsi que le chignon unique relié à la culture Yakue et son visage avait commencé à changer de forme. Il n’avait plus son visage rond enfantin.
« Comment... comment as-tu pénétré ma barrière de rêves ? demanda-t-il.
- J’en ai eu la permission, dit-elle simplement. »
Elle sentait son mal à l’aise.
« Approche, je ne te mangerai pas. »
Nao approcha et posa ses yeux bleus sur l’herbe. Comme il ne voulait pas entamer la discussion en premier, ses pensées allant cent à l’heure, Alika choisit de briser la glace pour lui.
« Je ne suis pas revenue avant ce jour car j’avais des choses plus importantes à régler. Mais je fais tranquillement et doucement la paix avec ma vie antérieure. J’ai également retrouvé Amaya et je me suis mariée à elle. Nous nous aimons à la folie et sommes heureuses ensembles. »
Il se demanda si elle avait recroisé cette petite âme qui avait, autrefois, élu domicile dans son ventre.
« Non, lui répondit Alika en lisant sa question silencieuse. Je ne sais pas ce qui est arrivée à cette pauvre âme après mon avortement... sincèrement, c’est quelque chose dont je ne veux pas savoir et c’est mieux ainsi. Nous ne nous recroiserons pas.
- Je m’excuse. Encore à ce jour, je m’en veux de t’avoir dit tout ça..., culpabilisa Nao en regardant ses pieds. C’est de ma faute si tu es partie, ou du moins, j’en suis en parti responsable... je suis un monstre et je me déteste pour ça tous les jours depuis ta mort physique... »
Le voile se déchira et Nao explosa en sanglots tapageur. Alika pouvait clairement sentir qu’il culpabilisait et se croyait responsable de son suicide. S’il n’avait pas été aussi influençable par les esprits, elle serait encore à leurs côtés, en vie... du moins, c’était ce qu’il pensait. Elle descendit de la souche d’arbre et s’assit à ses côtés pour le prendre dans ses bras. Un flot de souvenirs jaillit dans sa mémoire : elle revit sa naissance, leur complicité quand ils étaient plus jeunes, la joie d’avoir enfin un membre de sa famille comme elle – un médium – et quand ils jouaient ensembles. Nao n’avait jamais été méchant, il était naïf, parfois taciturne et peu expressif comme Jiguro, mais pas méchant volontairement. Il était trop gentil et conciliant.
En revoyant ces souvenirs défilés dans sa tête, le noyau de rancœur qu’elle entretenait à son égard depuis sa mort se refroidit considérablement et commença à se fragmenter. Elle n’était plus autant en colère contre lui qu’elle avait voulu se le faire croire au départ. Alika savait qu’elle était sur la bonne voie de guérison.
Dès qu’elle le sentit plus calme, elle se sentit prête à lui expliquer son point de vue.
« Je sais que c’était surtout de l’incompréhension venant de ta part. Pour ce qui est à propos des esprits qui t’ont influencé pour me dire ça, de leurs côtés, eux et moi n’avons pas la même vision des choses. Bien sûr qu’il y a de la place pour les deux points de vue divergeant, mais que l’on me dise que tout est une question d’éducation et une vie sacrée, quand eux n’ont pas été agressée, séquestrée, enculée et violentée, ça me rend folle de rage. Je n’ai pas eu le choix, Nao, et mon vécu ne peut être comparé à Maman qui elle, avait le soutien d’un père et le connaissait. Ça n’aurait pas été mieux si je l’avais gardé et fais élever par Maman et Papa. J’aurai déversé ma haine sur ce petit être... j’ai peut-être passé pour une irréfléchie aux yeux de tes amis esprits, mais je savais ce que je faisais et j’ai longuement réfléchis. Cette décision n’a pas été facile... et elle s’est rajouté à mon malheur qui m’a poussé vers mon choix final.
- Es-tu encore fâchée contre moi ? se risqua-t-il, timidement.
- Je suis encore amère de ce qui s’est passé, je ne te le cacherai pas... mais c’est beaucoup moins pire qu’avant. Je sais que les esprits t’ont influencé dans le temps, car le Nao que j’ai connu avant ne m’aurait jamais écrasé et rabaissé de cette façon.
- ... C’est pour ça que j’ai arrêté d’évoluer dans le monde spirituel et de faire le médium... »
Il y eut un silence étrange.
« Et comment tu te sens vis-à-vis ta décision ? voulut-elle savoir.
- Honnêtement, avec du recul, ça va vraiment mieux. Je suis moins dépendant du monde spirituel et je peux faire mon propre avis tout en ignorant celui des esprits. Je ne déteste pas ce nouveau mode de vie, ça fait du bien. »
Alika ébouriffa ses cheveux.
« Tu es sûre que tu ne m’en veux plus ? demanda-t-il encore une fois.
- Promis. Je travaille très dur de mon côté pour retrouver la paix. Tu sais Nao, on m’a souvent dit que : "Pardonner, ce n’est pas oublier. Pardonner, c’est renoncer à se venger." Je n’ai jamais cherché à me venger de toi. C’est sûr que je n’oublie pas, mais on a tous le droit à une seconde chance, toi également. C’était juste de l’incompréhension pour toi, et plus ou moins une soif de pouvoir par les esprits pour se sentir vivants et importants le quart d’un instant. Mais crois-moi, je ne te maudirai pas. De plus, avec tes facultés médiumniques, tu as cette chance de pouvoir communiquer avec moi via tes rêves. D’une façon, notre petit entretiens pourra – je l’espère – apaiser cette tourmente.
- ... Merci d’être venue me voir.
- Je te sens déjà mieux dans ta peau. Continues de veiller sur nos frères et notre sœur.
- Tu vas revenir ? En dehors des rêves, je veux dire.
- Oui. Je suis prête à revenir en Sagu et vous attendre de l’autre côté. »
Les deux soleils doubles qui surplombaient l’univers des rêves de Nao commencèrent à pointer à l’horizon.
« Il faudra bientôt que tu te réveilles, nota Alika.
- Oui... mais d’une façon, je n’ai pas envie d’ouvrir les yeux.
- Ne t’inquiète pas. Crois-moi, tu vas te sentir soulager à ton réveil. Aie l’esprit tranquille.
- Je peux te donner un dernier câlin ?
- Mais bien sûr, petit frère ! »
Elle l’emprisonna dans ses bras et le serra fort contre elle. Lorsqu’ils se redressèrent, Alika fit une moue.
« ... Depuis quand mon petit frère me dépasse-t-il de deux pouces ?! s’écria-t-elle, limite indignée.
- Eh... bah eh... depuis que j’ai eu ma poussée de croissance et le suis toujours, rit-il. Petite grande sœur. »
Alika poussa un petit cri d’injustice et poursuivit Nao à travers sa forêt. Ils se quittèrent en même temps. Lorsque Nao ouvrit les yeux, il se souvenait de tout son échange avec elle et parla de son rêve à Balsa et Tanda. Leurs parents ne furent que plus heureux de savoir que leur fille aînée, même défunte, était de retour parmi eux et qu’elle avait mis carte sur table avec Nao et réglé leurs différends.
La mort semblait être une étape difficile à surmonter même pour les âmes, mais chacune d’entre elles avait son propre rythme et cheminait à sa façon.
* * *
Lorsqu’Alika revint dans le monde spirituel, elle se reposa un peu avant de se diriger vers le bureau d’Anji. Cette dernière était la fille de Kagi et avait été présente lorsque son père était intervenu lors du conseil des juges impartiaux sur la décision de ses ailes. Alika cogna.
« Entrer ! résonna sa voix cristalline.
- Bonjour Anji.
- Alika-Chan ! Tire-toi une bûche. »
La Templier prit place sans hésitation et Anji se renseigna quant à sa visite chez sa famille vivante en Sagu.
« Ça s’est mieux passé que je l’imaginais de prime abord.
- Tu vois ? Je t’avais dit que tu n’avais rien à craindre, lui dit-elle avec un sourire, bougeant sa souris d’ordinateur. Que me vaut ta visite pour aujourd’hui ?
- ... J’aimerai avoir les informations des dernières années suivant mon décès dans le monde de Sagu... savoir comment Papa et Maman ont réagis à ma mort et sont parvenus à entamer le processus de deuil, avoua Alika. Je n’avais jamais voulu le faire avant parce que je n’étais pas prête, mais voir ma famille m’a convaincue que le temps était venu.
- Je vois. Je n’ai pas les papiers en ma possession, mais je vais demander à mon père s’il les a. Je reviens.
- Merci. »
Elle se leva, replaça sa jupe blanche à plis plat pressé et sortit de la pièce. Alika sortit un jeu de ficelle entretemps – le berceau du chat – gracieuseté de Koucha. Lorsqu’Anji revint avec un porte-document dans les bras, porté proche de sa poitrine, elle était accompagnée d’une autre femme. Elle avait des vêtements entièrement noires et des cheveux roux, pas entièrement couleur feu. Ils tiraient plus sur le auburn et étaient lisses. Ses yeux bleus attirèrent l’attention du Templier. Elle lui disait de quoi. Alika était certaine de l’avoir vue à quelque part.
« J’en ai profité pour ramener une de mes sœurs, déclara Anji. Enfin, pas totalement sœur. Demi-sœur, nous partageons le même père.
- Bonjour Alika, se présenta la femme rousse. Est-ce que tu te souviens de moi ?
- ... M’as-tu accompagnée un moment quand Amaya est décédée ?
- Oui, bien vu.
- Seina... c’est bien ça ?
- Oui ! Tu as bonne mémoire. »
Alika fut contente de revoir une esprit qu’elle avait croisé de son vivant. Seina était une femme en noir. Lors de décès, les femmes et hommes en noir se voyaient attitré des familles et des personnes afin de les empêcher d’aller rejoindre les défunts par suicide également. Ces esprits s’occupaient du deuil chez les personnes vivantes et les soutenaient. Parfois, cela ne fonctionnait pas et les vivants cédaient au désespoir, commettant l’irréparable. Seina suivit son fil de pensées.
« Il ne s’agit pas d’avoir échoué dans notre devoir concernant des cas comme le tiens, l’aida-t-elle à mieux comprendre. Parfois notre soutient fonctionne, parfois, cela ne fonctionne pas.
- Après ma mort physique... est-ce que ça veut dire que tu as accompagné mes parents ?
- Oui. Surtout Balsa. J’ai tout écris dans les documents qu’Anji porte en ce moment. »
Anji tendit le dossier à la Templier. Alika feuilleta les feuilles rapidement pour évaluer le nombre de mots et l’épaisseur. Elles discutèrent un moment et la guerrière se redressa sur sa chaise, remerciant les enfants de La Mort pour leur aide. Elle demanda à apporter le dossier à sa maison pour le lire dans le calme et promit de le ramener.
« Je n’ai aucun doute quant à ton honnêteté, rit Anji. De toute façon, même si tu le garderais, il serait en sécurité. »
Lorsqu’Alika arriva dans sa chambre, Koucha et Amaya travaillant ce jour-là, elle se coucha dans son lit et feuilleta les pages. Elle ne vit plus les mots défiler devant ses yeux et elle se sentit absorbée, comme si elle vivait les scènes en présentielle en tant que témoin.
C’était quelques mois après son décès. Tanda et Balsa se faisaient face, dehors dans la nuit. Sa mère avait ses vêtements de voyage sur le dos, sa cape et sa lance. Au vue leurs énergies, ils étaient encore en train de se disputer.
« Balsa..., tentait de dire son père.
- Même encore à ce jour, je déteste, j’haïs les Talsh. Les Talsh sont des violeurs, des agresseurs sans merci. Si je croise un seul d’entre eux, je le tue. Ils ont agressé, violenté et poussé ma fille à s’enlever la vie ! ragea Balsa avec douleur.
- Détester les Talsh ne fera pas revenir Alika. Tous les Talsh ne sont pas comme ceux qui les ont agressées, répliqua Tanda, utilisant le mot "les" pour désigner à la fois Amaya et Alika.
- ... Tu agis comme si sa mort ne te faisait rien, lui reprocha-t-elle. Tu es en train de me dire que tu n’en veux pas aux Talsh d’avoir tué notre fille !
- Non, ce n’était pas ça que je voulais dire. Je—
- C’est comme ça que je le perçois, en tout cas, le coupa-t-elle sèchement. En ce moment, je n’ai pas envie de t’entendre me dire de me calmer. Peut-être que plus tard, je serai apte à t’écouter, mais pas là. La douleur est encore trop fraîche, alors je te prierai de juste me laisser seule, le temps que la douleur se calme en moi. J’ai déjà perdu un fils, un enfant... et je viens aussi de perdre ma fille aînée, mon rayon de soleil, ma vie et ma joie ! »
Elle tourna les talons. Alika vit Seina s’approcher de Balsa avec Jiguro.
« Où tu vas ? demanda Tanda.
- Prendre l’air. Changer d’environnements. Il y aura sûrement du boulot pour des gardes dans les autres villes.
- ... mais... et nos autres enfants ?
- Ils sont assez âgés pour prendre soin d’eux le temps que je revienne.
- Balsa, reviens ici ! »
Mais Balsa ne l’écouta pas plus et s’enfonça dans la forêt, sans jeter un regard derrière elle. Son aura était bleue très foncée, limite noire. Alika comprenait ce que son père essayait de dire à sa mère, mais Balsa était trop dans l’émotion du deuil et en colère pour écouter. Peu importe les efforts extérieurs qu’il aurait fallu pour la retirer de son combat intérieur, Alika savait qu’en ce moment, sa mère vivait son injustice et son deuil à sa façon. Elle prenait les paroles de Tanda comme du contrôle sur ses émotions, comme n’ayant pas le droit d’exprimer sa peine. Elle avait besoin de se retrouver seule. Elle vit aussi le Gardien du Mariage de ses parents se séparer, pour former deux entités bien distinctes. Elle ne savait pas s’il se séparait de façon permanente ou temporaire. Balsa était prête à mettre son mariage en jeu pour réussir à guérir et colmater, ne serait-ce qu’un peu, cette blessure qui palpiterait jusqu’à sa mort physique.
Alika suivit sa mère sur ses talons. Balsa trouva un boulot à Rota et se retrouva avec la charge de deux enfants Tal, du nom d’Asura, douze ans et Chikisa, quatorze ans. Le décor changea et la Templier se retrouva dans une chambre d’auberge à Rota. Balsa se tenait avec Asura.
« Est-ce que tout va bien ? demanda Balsa. Tu étais en train de faire un cauchemar.
- Chikisa était... il était là. Il me blâmait. Il est toujours dans mes rêves et il avait l’air si triste, si effrayé et... »
La jeune adolescente sentit sa propre sueur perler sur son visage alors qu'elle levait les yeux vers Balsa. Elle couvrit son visage de ses mains.
« Mais je ne les ai pas tués ! Le dieu les a punis parce qu'ils étaient mauvais ! Je les ai détestés, s’étouffa-t-elle. Je les ai tous détestés. Je les déteste toujours ! Ils ont ri quand ma mère a été tuée. Ils ont ri ! »
Balsa se leva devant Asura et l'attira doucement pour que sa tête repose contre sa poitrine. L’enfant s'accrocha à elle et laissa échapper un cri rauque. C'était la première fois qu'elle pleurait la perte de sa mère. Elle avait l'impression de perdre sa voix. Alika pouvait sentir l’énergie des sanglots déchirants d'Asura contre la poitrine de sa mère, monter et descendre comme le reflux d'une marée. Balsa resta silencieuse, garda ses bras serrés fortement autour de son petit corps frêle tandis qu'elle pleurait et allégeait sa peine. Elle ne s’éloigna pas jusqu’à ce qu’Asura lâche prise d’elle-même. Puis, l’adulte essuya le surplus de sueur de son front. Elle la regarda en silence pendant quelques instants, puis dit :
« Moi aussi, j'ai déjà détesté des gens. Quand j'avais ton âge, je m'entraînais jour et nuit pour devenir assez forte pour tous les tuer un jour. La haine pour eux brûlait en moi constamment. Si je ne combattais pas quelqu'un de ma lance ou de mes poings, la haine menaçait de me déchirer. »
Alika entendit sa mère partager son passé avec sa protégée en de courts passages.
« Je voulais devenir forte aussi vite que possible. Pas seulement forte : plus forte que n'importe qui d'autre ici en ce monde. Je pensais que je pourrais me sauver si seulement j'étais assez forte. J'ai grandi et je suis devenue forte, déclara Balsa, mais cela ne m'a pas sauvé, Asura. »
Asura avait l'air confuse.
« C'est vrai que mon entraînement à la lance et les arts martiaux m'ont sauvé la vie à plusieurs reprises. Je suis fière de moi pour ce que j'ai pu accomplir, mais… »
Balsa ne savait pas quels mots utiliser pour exprimer ce qu'elle voulait dire. Mais Asura était en train de l’aider – sans en avoir conscience – à entamé une partie de son processus de deuil et calmer sa colère contre un continent en entier, dans lequel Balsa avait mis tout un peuple dans le même panier : des violeurs et des gens bestiaux immondes qui méritaient juste de mourir.
« Tuer des gens que je détestais n'arrangeait rien, continua-t-elle, en appuyant le manche de sa lance contre son front. Je ne me sentais pas mieux après les avoir tués... Avant même de m'en rendre compte, j'avais changé d'une manière dont je ne pourrais jamais me remettre. La haine m'a changée. »
Ses yeux bruns se fixèrent sur Asura.
« Même si personne d'autre ne sait à quel point tu veux tuer des gens, tu le sauras. Tu le sauras toujours. Je veux que tu imagines mon visage quand je tuais des gens encore et encore, simplement parce que je les détestais et que je voulais leur mort. Imagine le sentiment de soulagement d'une fraction de seconde que je ressentais en les abattants, avant que la haine ne me consume à nouveau... et encore aujourd’hui, cette haine bouille toujours en moi. Tu as perdu ta mère de façon tragique, c’est terrible. On se ressemble toi et moi.
- Tu as perdu ta mère ?
- Oui, mais ce n’est pas sa mort que ma haine concerne... j’avais une fille aînée.
- Oh... tu as des enfants, Balsa ?
- Oui. J’ai eu six enfants, mais seulement quatre ont survécu... Le premier enfant que j’ai perdu était une deuxième grossesse. Je l’ai perdu en fausse couche à cinq mois et j’ai dû lui donné naissance, sans vie... Et le second enfant que j’ai perdu... était ma fille aînée. Elle venait d’avoir dix-neuf ans, quand elle est décédée... elle s’est enlevée la vie car des hommes l’ont agressée et violentée. J’ai juré que je retrouverai ces hommes et les ferais payer pour ce qu’ils lui ont fait... je ne les connais pas individuellement, mais je connais leurs origines et, dans ma colère, j’ai souhaité que tout le continent d’où ils provenaient meure... femmes, enfants, hommes... tous, sans exception, je n’ai pas fait de distinction. Mais je suis seule. Je ne peux rien y faire, je n’ai pas de pouvoir sur ça... j’espère seulement que, un jour, nos colères s’amenuisent et nous permettent de respirer. »
C’est alors qu’Alika vit l’intervention de Seina, qui s’adressa télépathiquement à Balsa et lui offrit les mots justes pour exprimer sa peine.
« Du moins, reprit Balsa, prendre un semblant de vie considérée comme étant normale... mais la douleur ne partira jamais totalement. C’est ça qui est le plus dur. Un jour on va bien, et l’autre jour, tout est gris et noir. Il faut apprendre à apprivoiser et vivre le deuil comme il vient. Apprendre à vivre avec l’absence d’un proche... c’est dur. Mais chacun est différent et il est normal d’éprouver de la colère. Toutes les émotions ont lieues d’être, aucune d’entre elle n’est mauvaises et si tu dois vivre de la haine, alors fais juste en sorte qu’elle puisse être évacué petit à petit, mais qu’elle ne te gruge pas de l’intérieur comme de l’acide... »
Balsa ne retourna au refuge qu’après huit à neuf mois, après avoir confié les enfants à Martha Samada. À peine était-elle revenue, qu’elle repartait pour un autre voyage. Cette fois-ci, à Kanbal, suivre une psychothérapie intensive chez Tante Yuka, pour exprimer ses émotions qu’elle ne parvenait pas à mettre en mots. Les rendez-vous se succédaient par de grosses crises de larmes, mais peu à peu, Yuka réussit à aider sa nièce à passer au travers en mettant des mots sur les émotions qu’elle ressentait et à accepter que deux points de vue, opposé, vivent en paradoxe en elle.
En fouillant dans les archives, Alika tomba sur la lettre que Balsa était parvenue à rédiger au fils des cinq années suivant son décès dans le monde physique. Sa mère voulait s’exprimer aux gens dont la bienveillance à son égard était plus une nuisance.
« Lettre à toi qui pense qu’un deuil ça se vit en deux ans et huit étapes.
Je suis en deuil depuis bientôt quatre ans. J’ai, moi aussi, je l’avoue, pensé que j’allais régler ça en autant d’étapes et en un peu moins de temps. Mais comme tu peux voir, je suis encore ici, en train de t’en parler. Je suis en deuil d’une personne que j’ai portée réellement physiquement mais aussi d’une personne que j’ai et que je porte toujours dans mon cœur. Je comprends que tu voudrais peut-être que j’arrête d’en parler, que je souris à la vie, que chaque jour soit une fête et que plus jamais une larme, je verse. Je te comprends, mais j’aimerais aussi que tu me comprennes, que tu comprennes et acceptes ma réalité.
J’ai perdu mon enfant, jamais elle ne reviendra. Je ne l’ai pas haï, je ne suis pas en brouille avec elle, je ne pourrai jamais la ramener auprès de moi, quoi que je fasse. Ce n’est pas un deuil temporaire, c’est une absence permanente et irréversible. Je sais ; elle est dans mon cœur, me diras-tu, mais sache que le silence que sa mort a laissé, aucune musique ni aucun son ni aucune odeur ne pourra le combler. Son essence est imprégnée en moi mais sa présence physique me manque et ça, rien ne pourrait y remédier. Dans un monde normal, j’aurais dû vivre toute ma vie en sa compagnie et m’éteindre avant elle. Voilà, peut-être, pourquoi je trouve ça difficile et pourquoi je réponds souvent que mon deuil durera toute ma vie. Je n’ai pas besoin, et peut-être pas l’envie non plus, que tu essaies de me changer les idées.
Peut-être qu’en voulant m’épargner de la peine, je pourrais percevoir ton geste autrement. Peut-être qu’en voulant me faire oublier ma peine, je percevrais un manque de considération pour celle-ci. Peut-être que je ressentirais un empressement à devoir être guéri et peut-être que je ressentirais aussi ton empressement à passer à autre chose, parce que la mort, ça rend mal à l’aise, je sais. J’ai décidé, et ce depuis le début, de vivre mon deuil et les émotions qui viennent avec lorsqu’elles se présentent. Alors n’essaie pas de changer ma façon de faire.
Si, pour toi, tout l’amour que j’ai pour mon enfant ne vaut pas mes larmes, ne t’étonne pas que je reste silencieuse avec ma peine. »
Alika leva les yeux de sa lecture, de retour dans sa chambre. Elle renifla et se surprit à pleurer sur les mots que sa mère avait écrits. Elle pleura un long moment dans son lit et tomba morte de fatigue. Le retour de Koucha à la maison la fit sursauter et elle se redressa dans la couche. Elle serra les documents précieusement et sortit de la pièce.
« Ah, Koucha, s’écria-t-elle.
- Tu es revenue ! Comment s’est passé ton souper ?
- Super bien. Mieux que je le pense. Papa est d’accord pour que l’on vienne squatter à la maison avec Amaya, tous ensembles.
- Ça va être amusant !... Que fais-tu avec ces documents ?
- Ah, je faisais encore des recherches. Il faut que je les redonne à Anji demain matin. »
Elle déposa le document dans le bureau et alla s’asseoir au salon.
* * *
Les années se succédèrent. En compagnie de Jiguro, Alika accueillit Torogai dans le monde spirituel. Sa réaction fut surprenante. Nayug et Sagu n’étaient pas les seules dimensions qui existaient dans l’univers. Il devait y avoir une vingtaine de mondes, superposés les uns par-dessus les autres comme des bulles sous l’eau. Non. Pas une vingtaine. Il devait y en avoir une centaine, voire même peut-être, des milliers. Cette découverte fut un choc pour elle.
« Hey Grand-Mère, salua Alika.
- Alika ! Ma petite fleur ! »
Torogai la serra dans ses bras et pleura des larmes de joies. Il y eut une grande fête avec tous ceux que la chamane avait jadis connu de son vivant. Certains étaient déjà réincarnés, mais elle se contentait de ceux qui étaient venus l’accueillir. Torogai avait choisi de reprendre sa jeune apparence, dans la vingtaine. Ce fut un choc pour Alika de voir sa Grand-Mère antérieure si jeune, sans rides et... plus grande aussi !
« J’ai déjà été jeune moi aussi, pardi ! se vexa-t-elle.
- Pardon Grand-Mère... ça fait juste... tellement étrange quand j’ai été habituée de grandir avec votre apparence d’aînée. »
Sa Grand-Mère éclata de rire : elle se payait bien la tête de sa petite-fille.
Quelques années plus tard, vint le tour de Tante Yuka. Jiguro fut plus rapide qu’Alika et Karuna, et fut le premier à aller l’accueillir. Alika les regarda s’embrasser avec amour. Elle savait qu’ils étaient des âmes sœurs comme ils dégageaient tous les deux l’aura des âmes sœurs en amour : blanche avec un soupçon de vague d’énergie rose. Enfin, Alika eut droit aux salutations de Yuka, une fois libérée du commandant.
« Ça faisait longtemps, n’est-ce pas, Tante Yuka ?
- Si tu savais à quel point je suis heureuse de pouvoir te revoir et te serrer dans mes bras, s’émut Yuka.
- Es-tu surprise du monde spirituel ?
- Hum... non, pas tant que ça. Et mon frère ! Mon frère ! »
Karuna la prit dans ses bras et la souleva de terre. Elle eut droit à une fête à son tour, avec son frère, la belle-sœur par alliance Laika, Yanisa – la mère de Laika –, Torogai, Jiguro, Kasem et bien sûr, Alika.
Enfin, après plusieurs années d’impatience et de travail sur sa paix intérieure, Balsa rendit son dernier souffle, étonnamment, avant Tanda. Elle n’était pas morte pendant un combat. Elle était décédée de vieillesse ! Jiguro prit sa main, et aida son âme à se retirer de son enveloppe charnelle pour la conduire vers le monde spirituel afin qu’elle fasse le bilan de sa vie. Balsa reprit l’apparence physique dans laquelle elle s’était le plus à l’aise : l’âge de ses trente ans.
Encore une fois, adorant surprendre les gens, Alika s’était cachée et l’avait épiée. Elle savait que malgré la belle vie que sa mère avait vécu, ce moment avait été difficilement attendu par Balsa. Car elle savait qu’à la mort, plus jamais elles ne seraient séparées. Elles se retrouveraient.
« Koucha, le cadeau va à droite ! répliqua Amaya dans la maison.
- Oups... attends.
- Vite ! Ma belle-maman va bientôt arriver. »
À l’aide de Yuka, Torogai et Jiguro, ils organisèrent encore une fois une fête de retrouvailles. Ils fêtaient le tout chez Alika. Il y avait des lossos, un gâteau, des marros et des boissons alcoolisés. Il ne va pas sans dire que Torogai avait caché une coupe de bouteilles par-ci par-là dans dans ses sacs pour faire sa réserve. Juste avant de rentrer dans la maison spirituelle d’Alika, Jiguro arrêta Balsa. Elle portait son kimono rouge vin.
« Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Balsa.
- Comment dire..., dit Jiguro. Avant de rentrer dans la maison, il y a une certaine personne qui voudrait te voir en privé.
- Alika ? hasarda-t-elle. »
Alika se retira du buisson et se planta à quelques mètres derrière sa mère.
« Hey, Maman... bon retour parmi nous, les esprits ! »
Balsa se retourna vivement et poussa un cri d’exclamation. Elle courut rapidement vers sa fille, sa ceinture Kanbalese bougeant dans le vent et la happa au passage. Elle la serra si fort, et l’impact fut si brusque, qu’elles en perdirent l’équilibre et tombèrent au sol. La scène était émouvante et Amaya contint ses larmes du mieux qu’elle le pouvait.
« J’ai attendu pendant si longtemps ! sanglota Balsa en tenant son visage entre ses mains. Maintenant nous ne serons plus jamais séparées par les dimensions physiques.
- Tu m’as manquée. Même si nous nous voyions en rêve, physiquement, c’était un peu compliqué... c’était dur. »
Après avoir broyé les os de sa propre fille en bouillit, la lancière finit par se redresser et, tenant sa fille par la main, entra enfin dans la maison qu’Alika possédait. Amaya eut droit à un câlin également. Revoir Kasem, vivant en chair et en os, avec son apparence éternellement gamine fit chaud au cœur de Balsa. Elle le prit dans ses bras et l’inonda de bisous.
« Mon petit Kasem, si tu savais combien j’ai attendu avant de pouvoir te contempler et te serrer dans mes bras, vivant.
- Moi, je l’ai toujours fait ! annonça-t-il joyeusement.
- Oui, Papa me disait souvent que tu étais sur mon dos.
- Je te regardais dormir aussi.
- Oh, ça c’est un peu étrange...
- Mais non ! Tu es si belle quand tu dors et que tu souris, Maman ! Parce que tu es la plus belle et que tu es mon cœur !
- Petit poète ! »
Les festivités se passèrent dans la bonne humeur et une ambiance festive.
Kidnappée un moment par Amaya, lorsqu’elle revint dans la cuisine, Alika ne retrouva pas sa mère. Les invités commençaient à partir, mais elle savait que Balsa ne serait jamais partie sans lui avoir dit au revoir. Elle décida de suivre son ruban d’énergie et elle fut transportée dans sa forêt, non loin de la maison. Une douce rivière en contrebas d’une falaise émettait de doux clapotis et ses rapides créaient de la mousse et des remous. Le feuillage vert faisait danser les rayons de soleil sur le sol de terre. Alika suivit la piste et retrouva Balsa, assise sur le bord de la falaise, les pieds dans le vide, tenant sa lance contre elle. Ses trois paires d’ailes, grises aux pointes blanches, étaient repliées naturellement dans son dos. La nouvelle arrivante alla la rejoindre, prenant la même position qu’elle et accota sa tête contre son épaule. Balsa joua dans ses cheveux et l’embrassa sur le front.
« Maman, tu m’as fait peur un moment !
- Désolée, ma chérie. J’ai bien aimé cette petite fête en mon honneur et mon retour spirituel, mais tu me connais bien avec les foules.
- Oui, tu as besoin d’aller te ressourcer et retrouver le silence de temps en temps. Tu te souviens maintenant de ma maison spirituelle et de ce paysage ?
- Oui. C’est un de mes endroits préférés spirituels, encore à ce jour.
- ... Qu’est-ce que nous allons faire en attendant le retour de Papa ? demanda Alika.
- Et si nous observions le paysage et se laissions porter par les bruits environnant de la nature ?
- Bonne idée.
- ... Je suis contente de voir que tu vas mieux, que tu es heureuse et que tu vas bien.
- Je suis mille fois plus heureuse depuis que nous sommes de nouveau réunies, toi et moi. »
De petits pas se firent entendre.
« Maman, Oneesama, c’est pas juste ! se plaignit Kasem. Moi aussi je veux regarder le paysage avec vous ! »
Balsa rit.
« Viens, mon ange. »
Au lieu de sauter sur son dos et s’y agripper comme il en avait l’habitude, Kasem vola doucement vers elle et s’assit sur ses cuisses. Balsa referma l’emprise de ses bras autour de sa taille, agissant comme une ceinture de sécurité et posa son menton contre ses cheveux.
« Ne donne pas de coup de tête soudain par en arrière, s’il te plait, lui rappela-t-elle, ayant souvent vécu cette situation avec ses enfants plus jeunes.
- Non, Maman. J’aime beaucoup quand tu me tiens comme ça. »
Le soleil descendit dans le ciel spirituel et colora le ciel et les environs d’une belle et douce teinte rouge. Alika se sentit émut jusque dans les profondeurs de son âme. Elle se sentait en paix, calme et sereine. Elle essuya une larme d’émotion.
« Alam Laï La, murmura-t-elle.
- Hein ? questionna Kasem, décidemment confus. »
Sa grande sœur se mit à rire.
« C'est le dialecte Yonsa, l’aida-t-elle à comprendre. Les Kanbalese appellent de beaux coucher de soleil sur les montagnes comme celui-ci "Alam laï la". Le conte dit que le soleil aime les montagnes, qui sont la mère du peuple Kanbalese. Le soleil montre son affection à leur mère avant de s'endormir pour la nuit, comme il le fait depuis mille ans déjà.
- Parfaitement, l’appuya Balsa. Tu as bien retenu les leçons, ma fille, je suis fière de toi. »
Alika finit par s’endormir, en même temps que Kasem. Doucement, comme elle en avait l’habitude antérieurement, Balsa se téléporta jusque dans la maison de sa fille et les coucha dans le grand lit qu’Alika partageait avec ses deux âmes sœurs. Koucha murmura à Balsa qu’elle pouvait emprunter leur lit pour dormir et qu’Amaya et lui dormiraient dans les chambres d’invités.
Il était encore très tôt en soirée, mais les retrouvailles et sa nouvelle constitution physique avait épuisé la lancière qui cherchait à reprendre des forces. Entourée de ses deux enfants, ayant surmonté les embûches et les vis de sa dernière incarnation avec un sentiment de satisfaction ni aucuns regrets, Balsa s’endormit l’esprit en paix, sereine comme il faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas fait.
Il ne leur restait plus maintenant qu’à attendre patiemment le retour de Tanda, Chagum, les enfants et leurs amis dans le monde spirituel pour être de nouveau réunis ensembles.
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FIN