Work Text:
L’Archange Michael, bras droit de Dieu et commandant des armées célestes, était affalé sur une volée de marches. L’escalier menait à l’amphithéâtre, où les anges les plus hauts gradés se réunissaient pour discuter de questions essentielles (par exemple, l’avenir de l’Univers ou la tonte des moutons d’Abel, selon l’ordre du jour).
Tournant le dos à l’édifice, il contemplait la mer de nuages qui s‘étendait à perte de vue. Leurs ondulations poétiques évoquaient des vagues et donnaient l’impression de flotter. Elles lui rappelaient surtout la mousse qui couronnait les chopes de bière. Même si ce n’était pas le genre d’idées qui traversait facilement l’esprit d’un serviteur du Seigneur, il n'avait qu’une envie : filer du Paradis, s’engouffrer dans le premier bar et boire jusqu’à oublier tout ce qu’il avait entendu aujourd’hui.
Il allait craquer et se lever quand un toussotement guindé annonça l’arrivée de son collègue Uriel. Il le connaissait assez pour ne pas faire l’effort de le saluer.
« Michael ? Tu peux m’expliquer ce que tu fabriques ici ? »
Il était rare que le ton d’Uriel plaise à Michael et cette fois-ci ne fit pas exception.
« Je fais une pause, répondit-il sèchement. On vient d’enchaîner je sais pas combien de réunions, plus intéressantes les unes que les autres, j’ai besoin de souffler...
- Je pense que Notre Seigneur Jésus ne me contredira pas : organiser une nouvelle religion demande de la patience et de l’investissement. Nous devons faire des efforts pour nous montrer digne de Sa confiance. »
Depuis que Son fils prodigue était monté au ciel, motivé et débordant d’idées, Uriel avait cessé de se référer à Sa parole pour adopter celle de la jeune génération.
« Non, mais sérieusement Michael, qu'est-ce que tu fais là ? Tu devrais déjà être sur Terre ! Tu n'as pas eu le mémo ?
- Quel mémo ?
- Celui que j’ai déposé sur ton bureau ! »
La surprise poussa Michael à se tourner vers Uriel.
« Mon bureau ? Depuis quand j’ai un bureau ? »
En tant qu’Archange, il disposait d’une vaste demeure qui surplombait le quartier des Puissances, le choeur qu’il dirigeait. Il était cependant à peu près sûr de ne pas y avoir installé une telle pièce. Il n’y avait d’ailleurs rien installé à part un lit et un râtelier pour son épée.
« Depuis la dix-septième réunion. Chaque Archange dispose de son espace dans le quartier général, afin de pouvoir travailler au calme et être disponible plus rapidement...Tu n'as pas écouté ? »
Michael s’abstint de faire un commentaire insultant.
« Il dit quoi ce mémo ?
- Pour respecter la procédure, tu dois aller jusqu’à ton bureau et le lire. Tu pourras ainsi découvrir les lieux et te familiariser avec le mobilier. Et il doit y avoir d'autres notes et instructions sur lesquelles il serait judicieux que tu te penches...
- Que dit ce mémo ? redemanda Michael, avec la froideur du général céleste qui avait viré du Paradis, à coups de bottes dans le fondement, plusieurs milliers d’anges déchus.
Uriel perdit de son assurance :
« Euh, bon, je te le dis, mais je compte sur toi pour respecter à la lettre la procédure la prochaine fois. Pour résumer, très succinctement, Notre Seigneur Jésus Christ souhaite ardemment que son fidèle apôtre Pierre soit libéré de prison. Après de nombreuses délibérations, nous avons conclu que tu étais le plus qualifié pour cette mission.
- ...Quel Pierre ? »
Uriel lui montra une petite icône orthodoxe dorée à l’or fin.
« Tu l’as forcément vu aux côtés de Jésus. Il est grand, de forte carrure, avec une longue barbe grise...Ça ne te dit rien ? Avant-que-le-coq-chante-deux-fois-tu-me-renieras-trois-fois-Pierre, non ? Il est essentiel pourtant ! Comme son nom l’indique, il est le socle sur lequel sera bâtie l’église du Christ !
- Vraiment ?… » Le regard de Michael se perdit dans le vague. « Ça fait pas un peu lourd pour un seul type ?
- C’est une image ! rétorqua Uriel d’un ton pincé.
- Qu’est-ce qu’il fout en prison ce socle ?
- Le roi de Judée, Hérode Agrippa, l’y a jeté pour le punir d’avoir... » Uriel consulta un des documents qu’il portait. « Prêché la paix, le pardon et l'amour de son prochain...la routine habituelle.
- Fabuleux, un nouveau martyr….
- Non, ce ne sera pas un martyr justement ! Enfin, pas tout de suite...Il faut que tu l’empêches de mourir dans ce cachot, son heure n’est pas encore venue. Le Sauveur a d’autres projets pour lui.
- Lesquels ?
- Tu n’as pas besoin d’en savoir plus. En temps voulu, tu recevras une note de service, comme tout le monde.
- La dernière fois que j’ai vérifié, j’étais plus haut placé que toi dans la hiérarchie. Est-ce qu’il y a un mémo sur mon bureau qui dit que les choses ont changé ?
- ...Non.
- Alors, pourquoi tu sais des trucs que j’ignore ?
- Eh bien, je...Je n’y peux rien si c’est moi qu’on a mis dans la confidence et pas toi ! C’est peut-être parce que nous n’avons pas les mêmes qualifications, ni les mêmes centres d’...d'intérêt...»
Uriel butta sur ce dernier mot. Et pour cause : tandis qu’il parlait, Michael s’était levé et avait sorti son épée de son fourreau pour en examiner la lame. Il la fit tourner sur elle-même et la lumière révéla, l'espace d'un instant, la nuance orangée des flammes qui couvaient sous le fil de l‘acier.
« En parlant de mes centres d’intérêt, il y a un moment que je n’ai pas eu l’occasion d’embrocher quelqu’un...
- Tu...tu n’as pas le droit de l’utiliser sur un ange ! »
Michael pointa la lame de l’épée vers lui.
« Vraiment ? Il y a un mémo qui statue sur la question ? »
Uriel déglutit et en guise de réponse lâcha très vite :
« Pierre sera le gardien des portes du Paradis ! »
Michael resta un instant interdit. C'était un poste monotone, assuré par les Puissances, qui se relayaient, pour assurer les permanences, avec plus ou moins de bonne volonté.
« Le gardien des portes ?...Il va rester planté devant toute la journée ?
- Jour et nuit. Il est prévu qu’il accueille les futurs élus vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept ! Trois-cent-soixante-cinq jours par an.
- Et c’est censé être une récompense ? »
Uriel acquiesça, ne voyant visiblement pas où était le problème.
« Alors, tu vas le libérer ?
- Non.
- Comment ça non ?
- Si je le libère, il vivra encore plusieurs années, alors que, s’il reste en prison, il va vite clamser et je suis curieux de voir comment un humain s'en sortira à ce poste.
- Mais c’est contraire aux directives de Notre Seigneur Jésus ! »
Michael haussa les épaules.
« Il me pardonnera, il paraît qu’il est doué pour ça. »
L’aile gauche d‘Uriel fut agitée d‘un tic qui lui fit perdre plusieurs plumes. Sans y prêter attention, Michael s’étira, faisant craquer ses vertèbres et les plaques de son armure. Uriel profita de ces quelques instants pour retrouver son calme et sa maîtrise de soi...Il s’éclaircit la gorge et adopta un ton plus détendu.
« D’accord. Tu ne veux pas y aller, c’est ton choix. Après tout, qui suis-je pour te dire ce que tu as à faire ? De plus, je comprends que tu ne sois pas très chaud à l’idée de devoir pénétrer dans une prison fortifiée et d'affronter des centaines de gardes surarmés pour libérer un pauvre homme qui n’a pas... »
Michael lui adressa un regard noir.
« Tu crois vraiment que c’est en attaquant mon ego que tu vas me convaincre ? Tu me prends pour un imbécile ?
Uriel, à en juger par la couleur que venait de prendre son visage, savait ce qui était arrivé au dernier qui avait tenu le général en si basse estime. Il balbutia très vite :
« Non !!! Loin de moi cette idée ! »
Il fit soudain mine de regarder son poignet, pourtant nu.
« Oh ! Bonté divine ! Il se fait tard ! La prochaine réunion va commencer ! »
Uriel se dépêcha de mettre autant de distance que possible entre lui et Michael. Tout en se dirigeant vers le bâtiment, où devait se dérouler la séance, il ajouta :
« Puisque tu ne descends pas sur Terre, Michael, tu vas avoir l'honneur de pouvoir y assister ! En fait, ce n’est pas à proprement parler une réunion, c’est pour préparer la prochaine, celle sur la transsubstantiation, la transformation du pain en corps et du vin en sang, je ne t'apprends rien. On en a au moins pour deux ou trois semaines de débats, ça va être passio... »
Michael fila sans attendre la fin.
***
Le malheureux prisonnier se morfondait dans un espace si étroit qu’il ne lui permettait pas de s’allonger. Les murs épais et humides n’offraient aucune échappatoire. À chaque fois qu’il essayait de bouger, ne serait-ce que pour étendre ses jambes ankylosées, les chaînes, dont on l’avait bardé, lui, un presque vieillard, s’enfonçaient un peu plus dans ses chairs. Il se demandait vraiment de quoi ses geôliers avaient peur. Il n’allait pas disparaître si on lui laissait un peu de liberté de mouvement.
Il renifla. Il n’était qu’un pauvre pêcheur et n’avait jamais aspiré à autre chose que mener une vie simple. Il n’avait rien vu venir. Son frère André avait été crucifié la tête en bas, Jacques était mort par le glaive d‘Hérode, Jean était introuvable...Il ne restait à Pierre que ses yeux pour pleurer et la prière pour se réconforter.
Il ne pouvait pas s’empêcher de s’interroger sur les évènements qui l’avaient mené jusque dans cette geôle. Il ne comprenait pas où il avait perdu le contrôle. C’était allé si vite. Le premier jour, vous rencontrez un gars très sympa, bien qu'un peu bizarre, qui confond l’eau et la terre ferme et décrète qu’il préfère vous appeler Pierre plutôt que Simon. Le deuxième jour, tous vos potes vous appellent Pierre, vous buvez des coups à la taverne et, le vin aidant, divaguez sur un futur utopique et sur le fait que "les jeux du cirque, c’était mieux avant". Le troisième jour, vous êtes accusés d’être de dangereux hérétiques et de fomenter une rébellion contre l’occupant romain.
Il avait le sentiment d’avoir raté un épisode. Plus il réfléchissait, plus il s’y perdait...Prier lui apaisait l’esprit. Il ne suppliait pas, il ne demandait même pas à être libéré, même s’il n’aurait rien eu contre...Il ne voulait pas abuser, juste, si Jésus pouvait redescendre cinq minutes lui donner un coup de main ou envoyer quelqu’un...
Un coup sourd fit vibrer le sol et les murs de la prison. Il crut d’abord à un mirage, mais les coups se répétèrent et redoublèrent en intensité. La prison, jusque-là calme, s’emplit d’un vacarme qui laissait penser que quelque chose ébranlait ses fondations. Pierre avait déjà senti la terre trembler sous ses pieds et se souvenait du malaise que cela lui avait procuré, mais ce qu’il ressentait était encore plus fort. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine et ses oreilles à siffler de façon insupportable.
Il tira sur ses chaînes pour tenter d’enfouir sa tête entre ses mains et se protéger d’un éventuel éboulement. Des cris atroces, mélange de terreur et de douleur, s’élevèrent. Pierre ne savait pas s’ils étaient poussés par ses geôliers ou par d’autres détenus, mais il avait mal pour eux. Il avait l’impression que la fameuse Apocalypse que Jean avait imaginé (suite à l’ingestion d’une omelette aux champignons préparée par Marie, mais c’était une autre histoire) venait de se déclencher. Il pensait pourtant avoir quelques siècles, voir quelques millénaires de répit... Il se recroquevilla, tremblant de tous ses membres et priant pour que ce chaos s’arrête.
Aussi subitement que l’enfer s’était déchaîné, le silence se fit.
Pierre hésita un long moment avant de se risquer à ouvrir les paupières. À cet instant précis, la porte de sa cellule, pourtant massive, fut arrachée de ses gonds. Il se rejeta en arrière et se pressa contre le mur en priant pour passer à travers.
Une fumée épaisse envahit la petite pièce, brouillant son champ de vision. À travers elle, il distingua la haute silhouette d’un soldat vêtu d’une armure argentée et nimbé d’un halo étrange. Cette ombre pointa une épée sur lui, tel un bourreau prêt à faire son office.
« Pierre l'Apôtre ? » demanda une voix rauque et menaçante.
L’interpellé pesa le pour et le contre à une vitesse qui le surprit lui-même. D’un côté, les persécutions de l'Empire romain, les tortures d’Hérode et la haine de tout un tas de gens dont certains étaient ses voisins. De l’autre, un grand barbare chevelu armé d’un glaive couvert de sang.
« Euh...en fait, y’a erreur sur la personne. Moi, je m’appelle Simon.... »
***
Depuis le Paradis, l’Archange Raphaël considérait d’un oeil amusé la scène qui se déroulait sur Terre.
« Il n’a pas lu le mémo, hein ? »
Uriel avait les mâchoires si crispées qu’il eut du mal à les desserrer pour répondre :
« Tu veux parler de celui qui disait qu’il était essentiel d’agir dans le calme et la discrétion ? » Un nouveau tic nerveux agita son aile gauche qui commençait à se déplumer. « Non.
- Il a détruit combien de prisons pour retrouver Pierre ? »
Les dents d'Uriel grincèrent.
« ...Beaucoup. »