Work Text:
- C’est bon. J’ai fini.
Peut-être qu’elle aurait dû se relire, corriger des phrases ou recommencer, puisque cette lettre était la chose la plus importante dans la vie d’Ymir en ce moment. Mais elle n’a jamais été du genre à tergiverser. Historia sait déjà ce qu’il y a à savoir, de toute façon, ou du moins elle l’espère. Reiner attrape la lettre et la relit rapidement, le visage grave.
- Tu n’as rien mis là-dedans ? Il n’y a pas de message caché à lui faire parvenir ?
- Bonne question, qui sait ?
- Pourquoi est-ce que tu consacres un paragraphe entier sur moi ? Il y a un code quelque part ?
Il a les sourcils froncés, et elle éclate de rire.
- Je parle de ton manque de charisme, alors tu te doutes que je l’écrirais clairement. Il faut que tu en sois conscient.
- C’est bien, si tu prends ça à la rigolade.
Il est impossible de faire partir ce froncement de sourcils. Reiner Braun du bataillon d’exploration était décidemment plus intéressant.
- C’est drôle, Reiner, et corrige-moi si je me trompe, mais je ne sens plus vraiment la joie de vivre qui t’habitait dans le camp. Tu es un peu tendu, non ?
- Bonne question, hein. Qui sait ?
Elle rit encore. Elle n’a plus longtemps à vivre, de toute façon. Il y a déjà un candidat pour la mâchoire. En attendant, elle peut bien rire. Reiner ouvre un tiroir, prend une boîte métallique et met la lettre à l’intérieur. Puis, il met la boîte dans sa poche.
- Tiens, tu ne fais pas relire aux hauts-gradés ?
- Honnêtement, ils ont probablement mieux à faire que lire ta correspondance.
- Oh je vois. Ils ne sont pas au courant.
Elle se penche en arrière sur sa chaise, en équilibre sur les deux pieds arrière, et tourne la tête vers lui qui est toujours dos au mur.
- Je croyais qu’ils vous choisissaient pour votre loyauté à leur régime dégénéré mais ça, c’est clairement de l’insubordination. Tu nous fais une crise d’adolescence ?
- Dénonce-moi, je t’en prie. Dis adieu à ta dernière chance de me critiquer auprès de Christa.
- Elle s’appelle Historia, corrige Ymir avec une animosité qu’elle n’avait pas prévu. T’inquiète, je dirai rien. Ce n’est pas comme si quoi que ce soit pouvait me sauver à ce stade.
- Bertolt et moi on aurait aimé te protéger, tu sais.
Elle doit se forcer pour sourire, cette fois, penchant sa chaise en équilibre au maximum.
- Ouais, t’en fais pas. On se doutait un peu que ce ne serait pas possible.
Dieu qu’elle aurait aimé, pourtant. Repartir au combat, retrouver Historia, lui dire de vive voix toutes les bêtises qu’elle a mis dans cette lettre. L’embrasser, peut-être. Ne pas passer les dernières semaines de sa vie à moisir dans un cabanon barricadé. Elle n’a jamais beaucoup aimé chevaucher et pourtant elle ne souhaiterait rien de plus, en ce moment. Il y avait cette fois où le bataillon avait galopé dans une plaine sous le lever de soleil le plus magique qu’elle n’ait jamais vu, les nuages irisés comme des flammes, le ciel entier rose et mauve, et Christa à ses côtés. Je suis heureuse d’être en vie, elle s’était dit. Pour pouvoir éprouver cet instant et pour savoir que j’en revivrai des dizaines, des centaines comme celui-là.
Finalement, elle n’avait plus rien éprouvé de semblable avant que tout ne s’écroule. C’était son dernier souvenir heureux.
- Tu nous en veux ?
- Quoi ?
La voix de Reiner l’interrompt et elle manque de tomber de sa chaise. Elle la repose sur ses quatre pieds.
- Tu pensais à ça, non ? Que l’on t’avait piégé, au début, en te faisant croire que ça pourrait se passer bien.
- Je pensais pas à ça, non. Tourne la page.
Il tape la main sur sa poche, qui lui renvoie le bruit métallique de la boîte.
- On t’a dit qu’on pourrait ramener Christa avec nous, aussi, et voilà à quoi on en est réduit.
- La ferme, Reiner. C’est quoi ton problème ?
Il ne répond pas, le regard fixé sur le plancher.
- Pourquoi t’insistes ? Tu cherches à me provoquer ? On pourrait vraiment croire que tu le fais exprès.
Il ne dit rien. Elle hausse les sourcils.
- C’est parce qu’eux vont te haïr, c’est ça ? Tu veux que moi je te pardonne tout ? Amène cette lettre à Historia et je te pardonnerai tous les crimes que t’ais jamais commis. J’ai été prêtresse, tu sais.
Il parait confus, mais ne la questionne pas là-dessus. Il pense probablement que c’est une plaisanterie.
- Il y a quelque chose de… quelque chose de miraculeux chez Christa, non ?, il dit soudain.
Ymir a un rictus ironique.
- Tu veux lui écrire une lettre toi aussi ? Tu me diras laquelle elle a préféré.
- Mais tu vois ce que je veux dire, forcément. La façon dont elle sourit, cet amour pour le monde entier.
- Sans vouloir t’offenser, je ne pense pas que tu la connaisses si bien que ça. Mais tu n’as pas entièrement tort. Elle accepte tout le monde. C’est peut-être pour ça qu’on s’est fait avoir tous les deux.
Reiner sourit. Un bruit de moteur résonne, dehors, et il se décolle du mur.
- Ouais. Bon, j’y vais.
- Tu me laisses toute seule ? T’as pas un livre à lire ?
- Ils ont besoin de moi au centre de test pour quelques heures, Bertolt vient me remplacer. Mais, entre nous, n’essaie pas de t’enfuir. Il y a les bons vieux militaires à l’extérieur. Bertolt, c’est juste une mesure dissuasive pour rassurer les élites.
- Ce serait dommage qu’il sorte son titan et que la moitié de la ville soit détruite, hein ?
- Exact. De toute façon je reviens après. Ils m’obligent à dormir pas loin au cas-où tu causes des problèmes.
- Je sais. Tu l’as déjà dit.
On toque à la porte et Bertholdt entre, un grand sac sous le bras.
- Bonjour.
- Ouais, bonjour.
Reiner sort avec une tape sur l’épaule de Bertolt, referme la porte, et ils se retrouvent seuls. Ymir a un sourire moqueur.
- T’as quoi dans ton sac, un grapin ? Tu vas m’emmener loin d’ici ?
Il entrouvre le sac pour qu’elle puisse voir :
- C’est un jeu d’échecs. J’ai pensé que ça pourrait faire passer le temps. Tu veux jouer ?
- Je sais pas jouer.
- Oh. D’accord.
Il repose le sac, mal à l’aise, et s’assoit contre la porte.
- Tu ne me demandes pas si je veux apprendre ?
- Tu veux apprendre ?
- Pas vraiment.
Bertolt ne prend pas. Il ne rigole pas, ne s’énerve pas non plus. Il dit simplement « d’accord », et il s’effondre un peu sur lui-même, contre la porte. Dehors il y a un nouveau bruit de moteur, probablement Reiner qui s’en va. Ymir pose ses coudes sur la table, et enfouit sa tête dans ses mains. Elle apprécie le calme, elle apprécie ne pas avoir Reiner essayer de créer du lien avec elle à coup de grandes métaphores bateau sur « Christa ». Il ne la connait pas vraiment. Il la voit comme la gamine douce et sincère qu’elle aime prétendre être. Mais ce n’est pas Christa c’est Historia, celle qui porte l’histoire des 2000 dernières années dans son nom. Et la voilà, elle, prêtresse de la grande Ymir, amoureuse de la dernière descendante des Reiss. L’histoire a quelque chose d’ironique, pour ceux que ça intéresse. Enfin, Ymir n’en a pas grand-chose à cirer. Elle est devenue prêtresse pour les beaux vêtements et les repas chauds, après tout. Elle ne croyait pas au culte. Ou à peine.
- Reiner était plus bavard que toi, elle dit à l’intention de Bertolt quand penser devient trop pesant.
Bertolt hausse les épaules, de là où il est affaissé.
- Il voulait mon pardon. Pas toi ? Tu n’as rien à te reprocher ? On peut s’arranger, si tu vas me chercher le grapin dont je parlais.
Bertolt lève enfin la tête, surpris :
- Reiner a dit ça ?
- Pas la partie sur le grapin, non. Mais il m’a rappelé les erreurs que vous aviez faits et qui nous ont conduit jusqu’ici.
- Et ça t’a donné envie de lui pardonner ?
- Je n’ai pas dit qu’il était très bon à ça.
Bertolt secoue la tête :
- Il ne cherche pas ton pardon.
Il parle calmement, comme si la situation ne le concernait pas, mais il est en train de triturer son sac de toile dans ses mains.
- Ah c’est presque vexant, elle répond. Je n’ai pas assez partagé mon repas avec lui à la cantine, c’est ça ?
- Arrête avec ça, dit Bertolt visiblement mal à l’aise.
- Je méritais votre trahison plus que les autres ?
- C’est pas ça.
- Alors quoi ?
Il la regarde avec méfiance, comme s’il avait peur qu’elle ressorte une de ses réparties bravaches. Ymir se garde toute latitude de le faire de nouveau – c’était la seule liberté qu’il lui reste, après tout.
- Reiner culpabilise mais il ne veut pas être pardonné. C’est l’impression que j’en ai. Et en s’assurant que tu le haïsses, c’est une façon de se punir.
Ymir fixe la porte en bois, au-dessus de Bertolt, puis elle se lève et il ramène ses mains près de son torse comme pour se protéger d’un coup. Elle se serait moquée de lui, mais elle n’a pas le cœur à ça. Elle s’assoit sur le bureau. Elle se sent plus libre assise là qu’entre les deux accoudoirs de cette chaise vermoulue.
- C’est très égoïste comme façon de penser. Il me rappelle délibérément tout ce qui pourrait me faire du mal.
- Si tu le détestes pour ça, ça lui ira aussi j’imagine.
- Malgré ça, j’imagine que les guerres seraient plus courtes si tous les soldats avaient un peu plus d’empathie. Et toi, Bertolt ?
Il a de nouveau baissé la tête. Il fait chuinter le talon de sa chaussure sur le parquet, écartant sa jambe au maximum.
- Moi, je sais ce que j’ai à faire. Et je pense que les guerres seraient plus courtes si tous les soldats suivaient les ordres.
- Vraiment ?
- Oui.
Ce n’est pas le oui le plus assuré qu’elle n’ait jamais entendu, mais il la regarde droit dans les yeux en le disant. Ils se fixent encore un instant, puis elle soupire :
- Très bien. Montre-moi les pièces de ton jeu, tu veux ?
Un silence.
- C’est… une métaphore ?
Prise par surprise Ymir éclate de rire, un rire sincère cette fois. Rien à voir avec celui qu’elle utilisait pour mettre Reiner à cran. Bertolt la regarde, semi-terrifié, et elle tend la main vers son sac :
- Le jeu que t’as ramené. Je t’ai déjà vu y jouer, à l’époque. Les pièces sont sculptées, non ? Elles ont l’air jolies.
- Ce n’est pas le même jeu qu’à l’époque, dit Bertolt. Celui-ci a plus de valeur.
Il pioche une pièce dans le sac, la regarde un instant, puis la lance à Ymir qui l’attrape en grimaçant.
- Lance moins fort.
- Pardon.
C’est un petit cylindre blanc étonnamment lourd, lustré, crénelé à la base et plat sur le dessus. Il scintille doucement à la lueur électrique de la lampe.
- C’est de la nacre ?, elle murmure.
- C’est du plomb dessous, mais le dessus est nacré. Et tu la tiens à l’envers.
Elle la fait tourner, et la façon dont mille couleurs chatoient sur la pièce est tellement jolie qu’elle la fait tourner une seconde fois.
- C’est impressionnant.
Il y a tellement de choses magnifiques dans le monde qu’elle n’a pas encore vu, mais ça ne lui donne pas de regrets. Au contraire, de l’espoir. Qui sait qui gagnera ? Qui sait ce qui sera perdu dans les combats à venir ? Elle pense, elle a la conviction, qu’il y aura toujours un espoir pour l’humanité tant que, quelque part, des hommes créeront des objets à admirer. Il y a des hommes qui regrettent des choix horribles. D’autres qui les assument au service d’un enjeu qui les dépassent. D’autres qui se sacrifient par amour. Au final, il y a bien plus de nuances d’humains que de reflets sur cette pièce en nacre.
- C’est quelle pièce ?
- La tour.
- Elle fait quoi ?
- Elle avance devant ou sur les côtés.
- Il est pas si compliqué en fait ton jeu, ricane-t-elle.
- Tu veux que je t’apprenne ?
- Montre-moi une autre pièce.
Les pièces noires sont en ébène laqué, et bien moins impressionnantes. Ymir reprend la tour en nacre dans ses mains.
- Ça a l’air fragile. Pourquoi tu me l’as lancée ? Si elle était tombée elle se serait probablement cassée.
- C’est du plomb, marmonne Bertolt.
- Je parle du nacre.
Il hausse les épaules.
- Et si je la fais tomber ?
Il la regarde et il a dans ces yeux, soudain, une détresse immense qui prend Ymir complètement au dépourvu.
- Vas-y. Si tu veux.
Elle repose la pièce.
- C’est stupide. C’est précieux. Ne me donne pas ça à moi alors que personne ne me fait confiance pour pas détruire cette baraque.
La voix de Bertolt est si basse qu’elle l’entend à peine :
- Moi, je te fais confiance.
- Parce que je suis venue avec vous ?
- Oui.
- Et si je change d’avis ?
Il hausse les épaules, encore. Il a l’air d’être sur le point de pleurer, et elle se sent démunie. Est-ce qu’elle devrait réconforter le garçon qui la conduit à l’échafaud ? Est-ce qu’il n’a pas fait tout ça pour son pays ?
- Les guerres finiraient plus vite avec des soldats qui obéissent, hein ? Hypocrite.
- J’ai obéi, dit Bertolt faiblement. J’ai obéi à tout. J’ai fait ce que j’avais à faire.
- Ouais, c’est sûr. Voilà où t’en es. Tu m’as amené cet échiquier pour que je le casse ?
Il secoue la tête vivement :
- Non, fais-y attention s’il-te-plaît. Il est à ma famille.
- Alors quoi ?, s’énerve-t-elle. Ce n’est pas de la vengeance que tu viens chercher ? Tu veux que je te haïsse, comme Reiner ? C’est pour ça que tu le comprenais si bien ?
Bertolt grimace.
- Non. Non, je n’aimerais pas.
- Explique-toi.
Il pose l’arrière de sa tête contre la porte et regarde le plafond, l’ampoule nue qui en pend.
- Tu es une fille bien. Je ne veux pas que ça se termine sur de mauvais sentiments. C’est pour ça que je voulais jouer aux échecs avec toi.
- Tu aurais pu trouver un jeu pourri, un que tu ne craignes pas d’abîmer.
- Mais lui, ça prouve que je te fais confiance. Je pense. Tout finira par casser un jour, de toute façon. J’aurais préféré pouvoir sauver ta vie, à toi, que ce jeu-là.
C’est une phrase toute bête mais elle entend la sincérité dans sa voix et, bizarrement, ça lui fait du bien. Elle n’a jamais été très proche de Bertolt, et elle ne le sera probablement jamais. Mais là, à cette seconde, c’est le meilleur ami qu’elle ait dans ce pays.
Quand Reiner revient, quelques heures après minuit, Bertolt est recroquevillé dans un coin de la pièce. Il a les yeux fermés. Ymir est couchée sur le bureau, les jambes dans le vide. Elle ouvre les yeux au bruit de la porte.
- Salut.
- Qu’est-ce que…
Reiner se précipite aux côtés de Bertolt, s’agenouille.
- Bertolt ? Bordel Bertolt ça va ?
- Il dort, ricane Ymir. T’inquiète.
Reiner jure en se relevant. Il choisit de le laisser dormir, constate Ymir.
- Il s’est endormi en mission ? Il est fou ?
- Mission c’est un mot très glorieux pour dire s’assoir par terre et attendre que les heures passent, tu penses pas ?
- Tu ne lui as rien fait ?, insiste Reiner avec méfiance.
- On a discuté. Il a un jeu d’échecs magnifique.
- Vous avez discuté ?
- Oui. Ensuite il était fatigué et tu revenais pas, alors je lui ai dit qu’il pouvait dormir.
- Mais même, il n’aurait pas dû t’écouter…
- Probablement pas, reconnaît Ymir. Mais je suis encore là, non ?
Reiner grommelle quelque chose d’incompréhensible.
Les choses s’enchaînèrent très vite après ça. Le candidat est prêt, et ce que Ymir croyait être ses dernières semaines devinrent ses derniers jours. Elle revit Reiner, quelques fois, mais elle ne revit jamais Bertolt. C’était un gamin sensible, songea-t-elle. Il aurait eu trop mal.
Ses dernières pensées – et ça l’étonne elle-même – ne sont pas pour Historia. Elles sont pour la beauté du monde et la reconnaissance d’avoir eu une seconde chance de vivre.