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Annie est venue le voir, après l’entraînement. Ils se sont rencontrés en secret. Elle a entendu des hommes parler d’une famille noble qui pourrait correspondre à ce qu’ils cherchent alors, après le repas, Bertolt entraîne Reiner à l’écart. La nuit est claire. Jean et Marco sont en train de rire sur un tronc d’arbre couché, derrière le bâtiment, mais ils sont trop loin pour entendre quoi que ce soit.
- Tu as vu comment Eren s’est renversé sur l’équipement, aujourd’hui ? Il est impayable.
Bertolt hoche la tête, distraitement. Il se souvient que ça a beaucoup amusé Reiner, en tout cas, et en particulier au moment du repas lorsque Jean a imité les borborygmes et les gesticulations avant de se prendre un verre d’eau dans le visage. Il n’avait pas vu Reiner rire autant depuis longtemps.
- Lui et Jean passent leur temps à se disputer mais il y a du respect quelque part, à mon avis. Ce sont tous les deux des braves gars.
Bertolt gratte la terre avec le bout de sa chaussure, et le laisse parler. Il aurait préféré en passer directement aux informations d’Annie. Reiner ne tient pas ce genre de propos lorsqu’ils sont seuls tous les deux, habituellement, et ça le met mal à l’aise. C’est dangereux de s’attacher à eux et, de cette île, ils ne sont que trois à pouvoir se faire confiance. Bertolt sursaute quand Reiner lui met la main sur l’épaule.
- Tu penses qu’on sera tous amis, quand on sera vieux ?
Le jeu n’est plus très amusant.
- Ça suffit, Reiner. On ne peut pas avoir ce genre de discussions.
- Evidemment, murmure Reiner. Les expéditions sont sur le point de commencer alors on sera peut-être bientôt tous morts. J’ai beau m’entraîner encore et encore, ça ne me servira à rien si je panique.
Cette phrase, Bertolt est sûr qu’il l’a entendue de la bouche de Connie plus tôt ce matin. Certain. Reiner l’a réconforté, lui a dit que c’était pareil pour tout le monde et sur le moment Bertolt, qui se garde généralement de donner un jugement sur beaucoup de choses, l’a trouvé sacrément hypocrite. Il ne comprend pas où Reiner veut en venir.
- Il nous suffit de rester à distance. Si la situation est désespérée, tu sais qu’on peut s’en sortir.
- C’est ce que j’aimerais penser, mais on n’a pas tellement d’expérience en dehors des cibles en carton... Roman et Gabriel étaient très bons et tu as vu ce qui leur est arrivé.
- Mais on n’a rien à voir avec Roman et Gabriel, s’agace Bertolt. Je ne parle pas d’une transformation complète, mais tu peux créer une armure locale suffisamment résistante pour te protéger d’une attaque. Il suffira de dire que t’as eu de la chance. Et on en a déjà parlé.
Reiner le regarde, les sourcils froncés. Et Bertolt commence à se dire que quelque chose ne va pas. Il avait le regard fuyant, ces temps-ci, lorsqu’ils étaient seuls. Il commençait à douter, à questionner leur mission, sans que cela ne transparaisse quand ils étaient avec le groupe. Mais aujourd’hui il a l’air assuré de nouveau et il se tient droit.
- De quoi tu parles, Bertolt ?
- On a eu toute cette conversation la première fois qu’on est arrivés. Avec Annie. C’est un risque de se faire repérer mais on ne peut pas se permettre de se faire dévorer stupidement comme Marcel. Et on en a encore reparlé le mois dernier.
- Qui est Marcel ?
Bertolt arrête de gratter la terre. Il regarde Reiner.
- Pardon ?
- Tu veux dire Gabriel ?
Marco et Jean se lèvent pour rentrer, et Marco leur fait un signe. Reiner leur renvoie. Bertolt le fixe, et tente de comprendre. Il baisse la voix :
- Quelqu’un nous écoute ? Tu as vu quelqu’un près de nous ?
Reiner tourne entièrement sur lui-même, l’air circonspect.
- Ça m’étonnerait. En tout cas je n’ai vu personne.
- Alors à quoi tu joues bordel ?
Il ne crie pas. D’ailleurs, il n’est pas énervé. Juste terrifié. Alors quoi, Reiner s’est pris un choc à la tête ? Il est seul, désormais ? Annie et lui vont devoir rentrer maintenant ?
- Tu es un guerrier Mahr. Tu peux te transformer en titan. Nous sommes là pour trouver l’Axe et le ramener dans notre pays. Tu ne te souviens de rien ?
Sa voix se brise. Reiner fait un pas en arrière. Puis un autre. Il a les yeux écarquillés.
- C’est vrai. C’est vrai. Comment j’ai pu… merde…
Il s’effondre au sol, assis.
- C’est la fatigue. Je n’en peux plus. Je suis désolé.
Bertolt ne trouve rien à répondre à ça.
Annie ne peut pas l’aider. Elle rit seulement, un rire triste. Ils observent Reiner de loin, jouant aux cartes avec les autres, avant que Bertolt ne lui fasse signe de venir. Ils vont dehors. Pour ne pas attirer l’attention, ils marchent jusqu’au bois. Personne ne parle. Quand ils arrivent, et qu’elle se retourne vers eux, Annie a un rictus sur le visage.
- Alors, tu perds la boule ?
- C’est arrivé qu’une fois. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Mais ça n’arrivera plus.
- Tu n’en sais rien. Une fois que t’as ouvert le robinet tu ne peux plus empêcher l’eau de couler.
Le visage de Reiner se crispe et il monte la voix :
- Je ne suis pas fou.
- Arrête de crier.
- Je veux le bien de Mahr. Je sais quelle est notre mission.
- Et rappelle moi ce que c’est, cette mission ? Vivre vieux avec Jean et Eren ? Définis « vieux » parce qu’on t’enterre dans onze ans, Reiner. Maximum.
Reiner envoie un regard noir à Bertolt, et Bertolt recule.
- Tu n’étais pas obligé de tout lui dire.
- Je m’inquiète pour toi.
- Et moi pareil, lâche sèchement Annie. Je m’inquiète fort. Ne viens pas tout foutre en l’air.
Mais les jambes d’Annie tremblent, et le cœur de Bertolt se serre.
L’autre Reiner, le soldat, lui parle de Christa, qu’il adore. De Erwin, qu’il respecte infiniment. De ses camarades, pour qui il mourrait. L’autre Reiner est un garçon passionné, et beaucoup plus heureux que l’original. Alors parfois, Bertolt ne dit rien. Il sourit faiblement, il acquiesce, il le laisse délirer. Il se demande si Reiner s’est inventé une personnalité entièrement nouvelle, ou si c’est le Reiner tel qu’il aurait été à Mahr, sans tout ça. Il pourrait presque l’envier, si les rappels à la réalité de Reiner ne se passaient pas aussi mal. Son monde parfait se dissipe et il se rappelle les massacres qu’il devra commettre sur ceux qu’il s’est permis d’aimer. Il se met à pleurer, souvent, et Bertolt a peur que sa santé mentale se brise avant qu’ils ne puissent tout mettre en œuvre. Guerrier ou soldat, Reiner est un adolescent qui cherche une mission plus enviable que le meurtre de masse.
- Dis-moi…
Reiner arrête sa phrase. Leurs chevaux marchent au pas. Ils sont au milieu d’un exercice de ravitaillement à deux, une mission d’endurance, et partir au galop les épuiserait trop vite.
- Quoi ?
- Je sais que c’est un sujet tabou, et je sais que je suis mal placé pour poser cette question, mais comment tu fais quand t’es avec les autres ? La mère d’Eren est morte de l’attaque. Le grand-père d’Armin est mort des conséquences. Et on en a tué beaucoup d’autres.
- Je sais.
- Et on en tuera beaucoup d’autres.
Bertolt le regarde.
- Je m’interdis d’avoir des doutes. Ma famille est à Mahr, avec tous les autres. Si c’est eux ou nous, j’ai fait mon choix. Alors je ne reculerai pas.
- Je ne me souvenais pas que tu étais autant décidé.
- Tu étais pareil, avant. C’est toi qui as changé.
- Oui, tu dois avoir raison.
Ils continuent le chemin en silence.
- Tu penses qu’on devrait le remplacer ?, demande Annie.
Ils sont assis sur un banc de pierre au milieu de la ville, tous les deux. Reiner est parti boire avec les autres. La voix d’Annie est détachée, son regard est glacé, et quelque chose remonte en Bertolt, comme s’il allait vomir. Il s’est posé la question, parfois. Tout le monde se la poserait.
- Peut-être, il murmure.
Il n’ose pas répondre trop fort, il ne voudrait pas s’entendre prononcer ces mots. Reiner est son meilleur ami. Son seul ami, en dehors d’Annie, et il n’est même pas sûr pour Annie.
- Alors quoi, on rentre ? On lui dit qu’on a trouvé la maison parfaite pour s’installer avec Christa et on l’embarque ?
- Ne rigole pas avec ça.
- Pour épargner sa sensibilité ? Je vais pas me gêner.
- Pour épargner la mienne. S’il te plaît.
Elle le regarde, et elle soupire.
- On ne peut pas se permettre que tout échoue parce que Reiner perd la tête. Ça ne pose pas beaucoup de problème maintenant. Mais s’il choisit l’autre camp au milieu d’un combat on est fichus. Tous les deux.
Il se cale plus en arrière contre le mur de la maison, derrière eux. Il remonte ses jambes et s’assoit en tailleur. La pierre rappe contre son pantalon. Il délaie le plus possible le moment où il devra répondre, où il lui soumettra sa proposition. Mais elle ne dit plus rien, alors il se lance :
- Mais on pourrait s’en sortir sans lui, non ? Tu peux solidifier ton corps toi aussi, tu peux le remplacer. Tu m’as toujours moi. Lui et moi on s’est débrouillé la première fois sans toi, alors on pourrait se débrouiller les prochaines fois sans lui.
- Et Reiner peut vivre sa vie de rêve avec tous ses amis, hein ?
Sa voix est traînante.
- Oui. Oui, c’est possible, non ?
- Et on perd son titan.
Bertolt lisse les plis de son pantalon avec les paumes de ses mains. Il regrette d’avoir parlé. Annie se penche vers lui, sur le banc, et il sent son odeur.
- Si je dis que Reiner compromet la mission en faisant passer la vie de ses amis avant notre but, tu es d’accord ?
Il acquiesce. Du coin de l’œil il la voit le regarder mais il garde les yeux sur les pavés inégaux au sol. Elle ne se rend pas compte de l’effet qu’elle a sur lui quand elle est si proche.
- Et si je dis tu compromets la mission en faisant passer la vie de Reiner avant notre but, qu’est-ce que tu en penses ?
Il soupire, et il sent ses yeux le piquer.
- Laisse-lui une chance. On peut lui laisser ça au moins, non ? Il s’invente un monde, mais au fond de lui il connaît la vérité. On le ramènera à nous quand on en aura besoin et il fera ce qu’il doit faire.
La cloche sonne quatre coups, et des enfants sortent en courant de l’école, dans le quartier voisin. Ils ne peuvent pas les voir d’ici, mais ils entendent leurs cris et leurs rires. Annie se renfonce sur son côté du banc, contre le mur, alors Bertolt se tourne enfin vers elle.
- On fait ce qu’il faut faire, hein ? On est les gentils ?
- Moi, je fais passer mon père avant cette putain d’île tout entière. Je ne crois pas que ça fasse de moi une gentille. C’est à chacun de trouver ses raisons et de savoir si ça vaut le coup. Manifestement Reiner n’en était pas si sûr.
Un boulanger est en train de rajouter des petits pains sur son étal, pour les mômes qui ont de l’argent. Ils peuvent sentir l’odeur du pain chaud depuis le banc. Il a dû les repasser devant le four pour les dorer une dernière fois.
- Me laisse pas toute seule là-dedans, compris ?
La voix d’Annie est morne. Le cœur de Bertolt fait un bond.
- Oui. Tu peux compter sur moi.
Il ne peut pas se permettre de lâcher prise. Il y a la mission, et il y a Annie. Il se pourrait qu’il soit un tout petit peu amoureux d’elle.