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Chapter 61: La Fée Emeraude

Notes:

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Chapter Text

 

Chapitre 61. La Fée Emeraude

 

J’étouffe !

Il déboutonna avec maladresse sa chemise, au point d’en faire sauter des boutons, et remonta ses manches. La sueur perlait sur son front. 

La chaleur agressive et humide d’Atlanta s’abattit sur lui comme une chape de plomb dès l’ouverture de la porte du wagon.  

Il se racla la gorge. Bon sang ! Qu’est-ce que j’ai soif !

Il dévissa frénétiquement le bouchon de sa flasque en argent. Peine perdu ! Plus une seule goutte de whisky à laper, après toutes les bouteilles que j’ai ingurgitées pendant le voyage !

La voiture se dirigea droit vers Peachtree Street. Hors de question de passer au Kimball House Hotel pour déposer ses bagages et se changer. ! Lui qui prenait soin d’ordinaire à être tiré à quatre épingles, surtout en présence de sa femme, il n’en avait plus cure aujourd’hui !

Il piaffait d’impatience. Les battements de son cœur se précipitaient au rythme des galops du cheval qui semblaient marteler le tempo de « leur » chanson du bal irlandais :

Je te ramènerai à nouveau à la maison, Scarlett, De par le vaste océan, là où ton coeur est resté.”

Oh oui ! Le temps était venu qu’il la ramène à la maison… Il était sa maison !

ooooOOoooo


 

Enfin !

Pork faillit trébucher, tant l’impétuosité de l’ancien propriétaire de la demeure l’avait surpris, surgissant à l’improviste dans le hall au moment où le majordome accueillait le visiteur.

 «Scarlett est là ? »

Sans attendre de réponse, il poussa la porte du bureau.

La maîtresse de maison, qui se tenait debout à côté de sa table de travail, un livre à la main, s’immobilisa, les yeux écarquillés. De surprise, elle en laissa tomber le registre des comptes. Mais il lui suffit de quelques secondes pour retrouver ses esprits et se transformer en une boule de colère.

« Sacré nom de Dieu ! Vous voilà déjà revenu de France ! Ainsi le Parisiennes de mauvaise vie se sont lassées de votre comportement de débauché…  Comment osez-vous mettre un pied ici, malotru ?  Quittez sur le champ ma maison, Capitaine Butler, avant que je n’ordonne à ce qu’on vous chasse comme le pestiféré de Charleston que vous avez été ! Avez-vous perdu la tête ? Forcer ma porte comme un… un briseur de blocus ! »

Puis, se rendant compte que le visiteur impromptu avait la chemise à demi-ouverte sur son torse poilu, ses joues s’enflammèrent : «Vous êtes tellement ivre que vous avez perdu toute notion de décence avec votre mine débrayée toute droite sortie de votre bordel de prédilection.» 

Un rire gargantuesque fit vibrer la tasse de porcelaine posée dangereusement sur le délicat guéridon, se répercuta en écho sur les vitres, et fit surgir de la cuisine Prissy, paniquée par le vacarme si inusité depuis que le Capitaine Butler avait quitté la maison.  

Toutefois, en réalisant que ce tapage était causé par son ancien employeur, elle jugea bon de rester invisible et se retira en catimini.

« Ah ! Ah ! Briser les lignes yankees a été un jeu d’enfant comparé à la meurtrière injonction de la Foudre de Georgie à ne pas forcer son sanctuaire! » 

Les yeux émeraude de Scarlett s’agrandir comme des soucoupes tant elle était outragée par cette moquerie offensante. Elle bafouilla : «Vermine ! Vous n’êtes qu’une vermine ! »

N’ayant cure de son courroux, il se rappela qu’il mourrait de soif. Sans plus de façon, il attrapa la carafe d’eau et but à grosses maintes gorgées sonores directement au goulot.

Elle, désarçonnée par sa grossière nonchalance, s’écria à s’époumoner : « Go séideadh an diabhal san aer tú ! » (Que le Diable vous emporte dans les airs !)

L’insulte irlandaise insolite l’en amusa encore plus.

«Holà ! La future héritière de l’empire Vayton baisserait-elle son masque de respectabilité en jurant  comme la fille d’un charretier digne de vos bouseux ancêtres Irlandais ? »

Oh !» Ivre de colère, Scarlett serra les dents. Elle lança le dossier qu’elle tenait encore dans les mains dans sa direction. Des feuilles volantes s’éparpillèrent, le livre de comptes renversa la tasse et la table d’appoint tripode mais… il atterrit benoitement aux pieds d’un Rhett hilare.   

Quelle magnifique tigresse ! Et ces seins qui vont faire exploser son corsage tant elle convulse de rage…. Ne maîtrisant plus sa pulsion, il fonça sur sa proie.

Il eut juste le temps d’agripper d’une main ses bras et de les immobiliser avant qu’elle ne se jetât sur l’impudent, toutes griffes dehors.

Prise en étau par son agresseur, elle se débattit, mais celui-ci, abandonnant son attitude espiègle, murmura doucement des « Chut… Chut… Tout va bien… Là… Calmez-vous… Chut… », tel un dresseur de chevaux tâtonnant précautionneusement la tête d’un mustang sauvage… avant qu’il ne lui passe  le collet autour du cou.

Sans doute fut-il trop confiant en sa tactique d’approche car la rebelle se détacha de son emprise, et rageusement enfonça ses ongles dans la joue tannée du capitaine au long cours.

Des gouttelettes de sang se mirent à perler, et coulèrent sur son menton. D’un doigt, il les balaya, paraissant étonné que du rouge écarlate en tâchât la pulpe. Rouge, comme la dentelle du corsage de Scarlett. Rouge comme les lèvres de celle-ci qui dessinèrent un « O » de surprise devant le résultat de son attaque. Rouge comme les veines qui encerclaient tant son cerveau qu’il allait exploser. Rouge comme la passion qui lui fit perdre la tête.

Ses bras – ou était-ce des serres ? – enveloppèrent le corps si léger pour le déposer comme une poupée de porcelaine sur le sofa.

Les protestations véhémentes et outragées plurent comme une giclée de grêle. Mais elles glissèrent sur lui sans l’affecter. Seules comptaient les mains graciles qui, en tentant de le repousser, s’enfouirent dans les poils de son torse à moitié nu.   

Elle fulmina : «Lâchez-moi immédiatement, où j’appelle à l’aide Pork qui vous mettra à la porte comme un intrus ! »

Mais la menace n’atteignit pas ses oreilles. Le sang tambourinait sous ses tempes, concurrençant le bruit assourdissant des battements de son cœur. Tout tournait autour de lui.

Il s’allongea de toute sa puissance sur le seul point d’ancrage qui l’empêcherait de tomber dans les abîmes, ce corps brûlant qu’il s’empressa de pétrir comme la chair la plus raffinée prête à être dévorée.

C’est à peine s’il l’entendit vociférer : «Lâchez-moi, sale butor ! Comment osez-vous me toucher après vous être roulé dans la fange avec cette… cette… Clémentina ? Allez rejoindre votre putain italienne à l’Imperial. (*1)

Que disait-elle ? De qui parlait-elle ? Tina ? Impérial ? Son cerveau n’arrivait plus à analyser ces mots sans queue ni tête, tout absorbé qu’il était à savourer l’onctuosité de ces courbes qui l’avaient tant fait fantasmer depuis des semaines, des mois, des années…

Il plongea les deux mains dans son chignon et fit sauter les épingles à cheveux – en faisant fi de sa délicatesse habituelle associée à ce cérémonial. Enfin ! Les longues mèches soyeuses s’étalèrent sur le coussin du canapé. Il ensevelit sa tête dans la luisante crinière, enivré par le parfum de gardénia qui les embaumait et d’autres effluves aphrodisiaques plus intimes reconnaissables entre toutes.

Il balbutia des mots incohérents entrecoupés de « Ma Douce » à l’infini, alors que ses bras et ses jambes ondulaient sur elle avec la maestria de l’expert sachant faire monter le désir. Ils ne faisaient plus qu’un, semblable à un torrent au débit vigoureux qui se complaît à s’ébattre dans le sillon de la terre riche et onctueuse qui l’accueille.

A travers l’étoffe de son corsage, il s’émerveilla de sentir ses tétons se durcir sous les doigts qui les titillaient avec dextérité. Bientôt elle allait rendre les armes et s’abandonner totalement à lui !

Il scruta son visage, cherchant un indice de capitulation. Ses lèvres étaient rouge carmin, tant elle les pinçait pour ne pas se trahir à laisser échapper des gémissements de plaisir. Des lèvres qu’il était impatient d’écraser sous les siennes.

Elle gardait les paupières fermées. Mais il fallait qu’elle ouvrît les yeux pour qu’il y lise une émotion, l’émotion qu’il attendait…

« Scarlett ! Regardez-moi !»

Elle s’entêtait, mais les paupières tressautaient contre sa volonté. Et puis, enfin, elle céda.

Et là, plus lumineux qu’un lever de soleil en pleine mer, des paillettes dorées enflammèrent les iris verts, nichés entre de longs cils qui papillonnaient follement.

La sérénité fut de courte durée car les joyaux lui lancèrent des éclairs si affilés qu’ils le touchèrent en plein cœur.

L’espace d’un quart de seconde. Puis, énigmatiquement, elle sourit. Un sourire qu’il reconnut aussitôt, celui qui précédait habituellement une remarque blessante qu’elle se délectait à lui décocher perfidement pour s’amuser à le faire souffrir. Celui du chat tapotant gentiment la souris avant de la dévorer sans pitié.

Il retint son souffle, s’arma de sa carapace d’indifférence qui l’avait tant protégé pendant quinze ans, et se tint prêt à contrer les coups.

Ceux-ci se manifestèrent à travers son intonation la plus séductrice, celle qui avait mis à genoux le pauvre Charles Hamilton le jour du piquenique aux Twelve Oaks :

« A votre grand âge, je doute que vous puissiez concurrencer la vigueur auquel mon jeune amant m’a habituée à Philadelphie, Capitaine Butler !»

Si elle avait cherché à le déstabiliser pour le faire lâcher prise, l’effet fut inverse. La simple évocation du jeune prétentieux au lit avec « sa » femme lui fit perdre la raison.

Un déchaînement d’images cauchemardesques déferla devant lui. Il ne voyait plus Scarlett mais des bras étrangers qui essayaient de s’accaparer son trésor. Qui la dénudaient. Lui touchaient les seins, les cuisses….

« Bas les pattes Vayton ! Elle est à moi ! A moi ! Vous m’entendez ? »

Pour chasser l’ennemi, il malaxa vigoureusement sa peau pour en éliminer toute trace de l’imposteur. Comme un possédé, il fit sauter les boutons de son corsage, et déchira la délicate chemise en organza pour s’emparer comme un rapace de ses seins. Sans ménagement, il releva ses jupes, et écarta ses longues jambes pour mieux y insérer une cuisse. Les yeux exorbités, il emprisonna d’une main le visage de Scarlett. Il n’entendit pas ses protestations, car ce n’est pas elle qui était à quelques centimètres de lui, mais son rival, dont les bras rampaient sur le corps adoré.

Il jura d’une voix meurtrière : « Non, Vayton ! Plus jamais vous ne la toucherez ! Gare à vous si vous vous en approchez encore ! »

Loin, très loin, il entendit vaguement des protestations affolées : « Rhett ! Arrêtez ! Vous me faites peur ! »  

PeurPeur ? Peur de moi ?

 Comme un raz-de-marée, une autre Scarlett apeurée lui revint en mémoire : celle de la nuit de l’incendie d’Atlanta quand il l’avait abandonnée sur la route de Rough and Ready ; Scarlett terrifiée à la seconde où elle s’était vue basculer dans le vide… quand il avait tué leur enfant à naître ; Scarlett au pressentiment funeste, cet après-midi ensoleillé, alors que lui riait de l’entêtement de Bonnie ; Scarlett remplie d’effroi lorsqu’elle avait vu leur petite fille partir au galop comme Gerald, suivi de leurs cris de bêtes blessées à tous deux après quand il avait tué leur enfant chérie ; enfin, le souvenir honteux, celui de la nuit de l’anniversaire de ce damné Wilkes, Scarlett hurlant quand il l’avait jetée dans leur ancien lit conjugal pour la prendre de force…  

Bon sang ! Qu’est-ce que je suis en train de faire ? La violer ? Comme l’homme méprisable que je suis…


 

En un éclair, il se leva et cogna son front contre la vitre. Honte ! La honte s’écrasa sur lui comme une chape de plomb. Quel démon s’est emparé de moi ?

Sa voix était tellement brisée par le regret qu’elle était difficilement audible.    

« Je vous demande humblement pardon, Scarlett ! Jamais plus cela ne se reproduira. Jamais plus je ne vous ferai peur !»

Encore choquée par ce qui venait de se passer, celle-ci réajusta son corsage tant bien que mal puisque des boutons avaient été arrachés, et le ferma avec un châle abandonné sur un fauteuil. Tout en confectionnant sommairement un chignon avec sa chevelure en désordre, elle guettait les mouvements de son ancien mari à travers le miroir.

Lui se mit à arpenter la pièce d’un pas nerveux, n’osant toujours pas la regarder.

Il grommela : « C’est l’alcool qui me fait dérailler…Non ! C’est la jalousie qui me tenaille ! Je suis fou de jalousie à vous savoir avec un autre… avec lui.» Il ajouta, en faisant des signes de dénégation de la tête de droite à gauche, tant il était perdu : « Parce que je ne comprends pas ! »

Il s’immobilisa enfin devant elle pour chercher une réponse à son tourment. C’était étrange… car il eut subitement l’impression d’être au pied d’une forteresse aux murs si épais qu’ils obstruaient toute lumière, le laissant dans le noir, démuni face à une herse moyenâgeuse dont il n’obtiendrait jamais la clé. Cadenassée comme le visage hermétique qui le fuyait.

« Non, je ne comprends pas ! » Il était au comble de l’exaspération.  « Tout avait été si merveilleux ! Enfin vous aviez accepté mes caresses. Vous les avez même rendues. Vous ne pouvez pas nier les frissons de plaisir qui irradiaient votre peau, Scarlett ! ! Les quelques heures où je vous ai tenue nue contre moi auraient suffi à combler le reste de mon existence. Et puis sans crier gare, à mon réveil, alors que j’étais impatient de commencer notre nouvelle vie en vous demandant de redevenir Scarlett Butler… brusquement… il n’y a plus eu en face de moi qu’une jeune femme glaciale. Impitoyablement glaciale ! Bon sang ! Expliquez-moi, Scarlett ! Que s’est-il passé dans le train pendant que je dormais ? Quelles idées noires vous ont traversé l’esprit ? A moins que… »

La paume de sa main tritura pensivement son menton : «A moins que… Non ! Vous n’auriez pas osé être si cruelle !»

Et puis, comme dans un manège emballé, défilèrent, devant ses pupilles dilatées – ou s’étaient-elles introduites sous son crâne ? -,  des images furtives et tellement multiples qu’elles s’enchevêtraient les unes dans les autres, celles de toutes les fois où elle s’était jouée de lui en le manipulant avec une roublardise extrême masquée par ses fossettes. 

Il laissa échapper une exclamation sarcastique étranglée qui ressemblait fort à un sanglot : « Bien sûr que vous avez osé ! Une seule femme sur cette Terre pourrait être aussi féroce : la Scarlett que je connais depuis quinze ans, celle qui s’est amusée à briser le cœur de tous les hommes qui ont eu la faiblesse de l’aimer. Dont ma modeste personne, votre cible favorite.»

Ecœuré par la révélation tellement logique qui surgissait dans son esprit, ses yeux se durcirent de rage : «Comme vous avez dû rire sous cape en entendant mon interminable litanie de mots d’amour tellement ridicules et sirupeux. Enfin, après toutes ces années de tentatives avortées, vous aviez réussi à m’amener là où vous vouliez, à vos pieds ! »

Il se rapprocha encore plus d’elle pour conclure, désabusé : «Je constate qu’avec le temps vous vous lassez de plus en plus vite de vos jouets. Car il aura suffi d’une heure pendant mon sommeil pour que vous rendiez compte que le jeu ne vous amusait plus. Et pour que vous me congédiez comme un des pauvres bougres de prisonniers que vous teniez au bout d’une pique dans la chère scierie de l’incorruptible Monsieur  Wilkes…»

Il s’arrêta, essoufflé par les pérégrinations tortueuses où sa réflexion l’avait conduit. Ses iris noirs se brouillèrent. « Bravo, Scarlett O’Hara, vous avez gagné ! »  

Restée mutique depuis qu’il s’était lancé dans son monologue enflammé, elle tapa rageusement du pied pour y mettre un terme : « Cela suffit, Rhett Butler !» Mâchoires serrées et sourcils rapprochés, elle fulmina : «Je n’en supporterai pas davantage. Comment osez-vous déverser votre tombereau d’injures en m’accusant de manipulation lors de cette nuit funeste où j’ai failli tomber dans votre piège ? Je vous savais vil et capable des pires turpitudes. Mais vous réussissez à atteindre de nouveaux sommets de perversion en travestissant la vérité pour cacher vos odieux méfaits de Washington ! »

Ce fut au tour de Rhett de froncer les sourcils. Odieux méfaits de Washington ? De quoi parle-t-elle ? Un bourdonnement raisonnait dans sa tête, ajoutant de la confusion à l’opacité de ses propos.

«Mes odieux méfaits de Washington ? Est-ce ainsi que vous qualifiez nos tendres étreintes au Willard Hotel ?  Vous allez vraiment me rendre fou, Scarlett, à m’obliger à percer l’incongruité de votre courroux irraisonné ! Daignerez-vous enfin me dire quelles élucubrations ont réussi à vous  métamorphoser en glaçon ce matin-là une heure à peine après vos gémissements de plaisir ? Bon sang ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment avez-vous osé vous donner à ce vil séducteur alors que vous étiez encore chaude de mon corps sur le vôtre ?» 

Il avait utilisé sciemment des mots crus pour l’acculer dans ses derniers retranchements et la forcer à lui dire la vérité, mais il ne s’attendit pas à ce que ses paroles la transformassent en vraie furie.

Tremblante de colère, elle s’empara d’un petit vase de roses coupées à sa portée pour le fracasser à ses pieds.

Il resta figé, indifférent aux giclées d’eau qui éclaboussaient le bas de ses pantalons. Je rêve… Est-ce que tout recommence ? Je suis de retour dans la bibliothèque de Twelve Oaks. Mais cette fois-ci, je vais me lever dès qu’elle va faire son entrée. Je vais l’empêcher de se jeter dans les bras de ce fantoche de Wilkes. Et Vayton n’apparaîtra jamais dans sa vie ! Le passé est effacé.

Les craquements grinçants des bris de verre sous ses semelles le ramenèrent à la réalité. En 1876, dans le salon de la maison qui avait été la leur.  

A quelques centimètres de lui, les iris vert vif de Scarlett O’Hara lui lancèrent des éclairs meurtriers. Aussi meurtriers que les injures qu’elle lui assena : « Comment j’ai osé ? Moi ? Votre cynisme dépasse l’entendement ! Vous êtes l’être le plus amoral, cruel, vulgaire, débauché, et dégénéré de la Terre !»

Il ne put s’empêcher d’éclater de rire. Un rire gras et admiratif pour la féliciter de la richesse de son vocabulaire et de sa perspicacité à dresser un portrait – certes peu flatteur pour le premier venu – mais qui le satisfaisait sans qu’il en ressentît une once de honte. «Ce chapelet de mots doux me comble, Très Chère ! »

Elle leva le menton de défi : « J’en ai des dizaines d’autres à votre disposition. Mais point n’est besoin de perdre mon temps à vous gratifier d’autres qualificatifs. Vous vous gausseriez de celui d’adultère, qui est le résumé de notre mariage heureusement dissous. En divorçant, je croyais en avoir fini avec la honte de supporter vos infidélités et vous coucheries avec cette Belle Watling et ses semblables. Mais, à bien y réfléchir, le mot le plus adapté pour vous dépeindre le soir du bal irlandais, est mystificateur. Comme vous avez dû rire de moi avec elle du joli tour que vous aviez réussi ! Berner ma confiance fraîchement retrouvée, me troubler suffisamment avec vos mains baladeuses pour vous assurer qu’un jour ou l’autre vous arriveriez à vos fins. Mais « faire semblant avec votre régulière» - comme elle vous l’avez judicieusement recommandé - ne vous a pas suffi. Il vous fallait au plus vite plonger dans la fornication la plus crasse, dans laquelle vous vous complaisez depuis qu’on vous a banni de Charleston. Vous n’avez pas eu besoin de suivre ses conseils pour vous « débarrasser de votre Régulière » au plus vite. Avec la fourberie qui vous caractérise, vous êtes allé en douce retrouver votre « Petite Clementina » dans sa chambre de l’Imperial.» (*2)    

Il en resta pétrifié sur place, estomaqué par ces accusations extravagantes. Il bafouilla : «Clementina ? La nièce du propriétaire du National Theater ? Mais pourquoi évoquer ce nom ici ? Que racontez-vous là, Scarlett ? A quoi riment ces allusions sans queue ni tête ? Avez-vous perdu l’esprit ? »

Ses fossettes, qui avaient toujours fait son ravissement, se creusèrent pour mieux accentuer sa grimace cruelle : «Amore Mio ! Viens ! Je brûle ! Ta petite Clementina t’attendra, les cuisses ouvertes comme tu les aimes.» Comme vous le constatez, même si je n’ai lu qu’une fois cette lettre avant de la déchiqueter, ses mots sont restés gravés dans ma mémoire. Avait-elle revêtu le déshabillé de tulle transparent que vous adorez ? »

Il se tint la tête entre ses mains. Un étau lui enserrait les tempes. Son crâne allait exploser ! Je vais me réveiller. Scarlett va être calmement assise à son bureau, et elle rira quand je le lui raconterai mon rêve. Un rendez-vous à l’ImperialLa lettre…

«Une lettre ? De quelle lettre parlez-vous ? » Il lui agrippa le bras pour la réveiller, afin qu’il sorte de ce cauchemar. « Vous n’êtes pas vous-même Scarlett ! Aucun mot vulgaire comme ceux-ci n’est jamais sorti de votre bouche. Vous délirez ! Pourquoi évoquer une supposé conversation avec Clementina ? Grand Dieu ! Je lui ai dit à peine bonjour dans la loge des artistes, et en votre présence ! Je n’avais qu’une envie, quitter ce théâtre pour vous emmener danser et vous serrer dans mes bras ! »

Elle se détacha de son emprise avec rage.

«Vous avez le toupet de continuer à mentir ? C’est inutile, Rhett ! Je l’ai lue. J’ai lu la lettre qu’elle vous a remise subrepticement devant tout le monde, les acteurs, son oncle, et moi, votre supposée toujours épouse ! Ah ! Vous formez un joli couple car vous avez le même talent  de sournoiserie vicieuse. Je suis certaine que ce tour de passe-passe vous a émoustillé, quand elle a glissé le mot dans votre veste pendant que vous me teniez hypocritement le bras. Il a dû ajouter du piment à vos ébats quelques heures après. Mais… je reconnais que vous avez beaucoup vieilli depuis le temps où vous me trompiez sans vergogne. Vous étiez plus précautionneux pour cacher vos coucheries dans le bordel de Belle Watling – du moins au début. Cela entache votre réputation d’expert en adultère d’avoir commis une erreur de débutant en laissant traîner la preuve de votre trahison dans votre poche. Faites-moi penser à envoyer une lettre à George Pullman pour le féliciter de l’efficacité de son «porter». C’est ironique, n’est-ce pas ? Il a fallu que « notre » George vérifie méticuleusement votre veste de smoking et dépose ce qui s’y trouvait dans le plateau en cuivre. Et qu’un papier plié m’ait intriguée… Sans l’aide du destin qui prit les traits de ce brave employé, jamais je n’aurais déchiffré la calligraphie brouillonne et truffée de fautes de votre « Petite Clementina ». C’est dommage… Pour vous ! Car je vais vous faire une confidence : vous étiez sur le point de réussir à me reprendre dans vos filets. Il aura suffi de quelques lignes griffonnées pour me faire ouvrir les yeux, et vous rejeter là où j’avais réussi à vous y mettre : dans l’oubli. Ne me faites pas la dernière offense de croire que j’en ai été affectée. Vous et votre trahison ont été vite oubliés dans les bras de Duncan. Et sa bouche… sa bouche a été un véritable ravissement à Washington… L’heure approche où je vais légalement partager le lit et la vie de ce prince charmant, cet artiste unanimement honoré dans le monde, cet homme séduisant plus jeune que vous, ce milliardaire beaucoup plus fortuné que vous, ce fils parfait adoré par sa famille, ce Charlestonien d’honneur encensé par ceux qui étaient vos pairs et qui méprisent. Un autre détail, et non des moindres, il est fou amoureux de moi et me vouera une fidélité sans faille – contrairement à vous, cela va sans dire. Pour clore le sujet et mettre un terme à vos pathétiques tentatives sexuelles, autant vous préciser que c’est un amant vigoureux et infatigable. Vous devriez prendre conseil auprès de lui car son imagination pour me satisfaire est de loin supérieure à la vôtre !»


 

Sa tirade hagiographique sur son nouvel amant, et surtout l’allusion crue à leurs ébats sexuels firent l’effet d’une cascade d’incisions à vif d’un scalpel dans sa chair. Pour protester contre ce supplice insupportable, de violentes crampes d’estomac le firent se plier en deux. Pourquoi soudainement était-il pris de secousses ?

Pour ne pas tomber, il s’agrippa à elle parce qu’elle avait toujours été  son unique centre de gravité.

Il articula difficilement : « Touché en plein cœur ! Vous avez réussi à m’achever.»

Elle essaya une nouvelle fois de lui échapper. Alors il encercla son cou avec ses doigts.

Sa propre voix sembla sortie d’outre-tombe tant elle lui parut pâteuse : «C’est fini. Vous ne me ferez plus souffrir, ma flamboyante Scarlett. Ma Douce ! Mon paradis et mon enfer. Regardez-moi une dernière fois avant que nous quittions ce monde pour toujours... »

Au lieu de manifester de la peur, en ultime cadeau, elle lui offrit le plus beau des spectacles : un feu d’artifice d’émeraudes les plus pures bataillant avec des coulées d’or brut.

Parlait-elle ? Il ne l’entendit pas, tant il était hypnotisé par cette symphonie de pierres précieuses qui tournoyaient exclusivement pour lui.

Il tremblait de plus en plus. Son cœur était sur le point de lâcher. Mais plus rien n’avait d’importance. Les émeraudes vertes avaient gagné la partie et fait s’évaporer la moindre particule dorée.

Mais… Que se passe-t-il ? Il cligna des yeux plusieurs fois pour s’assurer de la réalité de l’apparition divine qui lui faisait face.

Bien entendu, il s’agissait de Scarlett. Mais, à son grand ravissement, elle était entièrement… nue ! Avec l’once de pragmatisme qui lui restait, il se demanda comment il avait réussi à la déshabiller. Sa posture était aussi naturelle que lorsqu’elle se coiffait d’un chapeau. Sauf que, au lieu d’exhiber sa peau blanche aux reflets nacrés dont le souvenir avait hanté ses nuits agitées et trempé ses draps, les courbes affriolantes de l’odalisque étaient poudrées d’un nuage émeraude iridescent qui rendait sa silhouette diaphane.

«Vous êtes une fée, Scarlett. La Fée Emeraude. » (*4)

Les reflets émeraude éblouissants irradiaient autour d’elle comme un halo. Brûlant de désir, il céda à la tentation de la caresser. Sous ses doigts, la silhouette de déesse était si éthérée qu’à son grand désespoir elle en était impalpable.

De frustration, il inspecta ses propres bras pour vérifier qu’ils n’avaient pas subi le même sort. Ses veines étaient gonflées d’un sang bouillonnant, un sang rouge qui, goutte après goutte, était substitué par un liquide vert.

Du vert partout ! Ce n’était plus qu’une simple couleur mais un phénomène gazeux qui avait profité de sa sidération pour prendre possession de l’espace et transformer le salon en une vaste prairie de mousse verte.

Autour d’eux, dans ce nouvel univers oppressant, la mousse verte se multipliait de seconde en seconde. Elle s’était greffée sur les fenêtres et tapissait maintenant le plafond.

Il en eut la certitude : cette créature verte allait les recouvrir tous les deux de son linceul protecteur pour l’éternité.

Nous deux ? Non, elle a disparu ! Par quel tour de magie a-t-elle réussi à filer comme une anguille ?

Il paniqua : «Non ! Ne m’abandonnez pas ! Scarlett, ne me laissez pas quitter ce monde sans vous. J’irai en Enfer, c’est certain. Mais le pire Enfer sera de ne plus être à vos côtés. »

Il voulut aller à sa recherche mais en fut empêché. Horrifié, il réalisa que la mousse vaporeuse avait muté en hydre verte. Et le monstre mythologique était en train de l’étrangler. (*5)

Une hydre qui avait pris les traits de Duncan Vayton…  

Il se débattit avec l’énergie de la haine que lui inspirait son ennemi, et poussa un cri de victoire quand il réussit à couper la tête de Vayton par la seule force de ses mains. « Je t’ai vaincu ! Enfin !»

Il fallait qu’il en profite pour la rejoindre, où qu’elle fût ! Mais l’hydre maléfique aux ordres de Vayton se régénéra. Une autre tête poussa. Et une autre encore… Et une autre... 

Epuisé par ce combat déséquilibré, sentant les battements de son cœur flancher, il réunit ses dernières forces et arracha, une à une, les têtes qui s’étaient accrochées à sa chemise.

En vain ! L’hydre verte l’enveloppa de ses multiples tentacules et le secoua comme une botte de son. Il n’était plus qu’un pantin qu’on agitait dans tous les sens.

Ultime torture, le monstre se mit à hurler si fort qu’il lui creva les tympans :


 

« Tonnerre de Dieu !» (Thunder of God *5) Réveillez-vous, Rhett !» 

Qui lui parlait ?

Avec grande difficulté, il réussit à quitter l’antre de l’hydre, et obéit à l’injonction en soulevant ses paupières qui étaient aussi lourdes que du plomb.

Une autre créature était penchée sur lui. Cette fois-ci, toute rousse. Du moins la tignasse et la barbe rousse.

Un flot de paroles mélangeant du français avec de l’anglais inintelligible envahirent ses oreilles sans pouvoir le sortir de son hébétude.

« Où est-elle ? Il est parti ? »

« De qui parlez-vous, Rhett ? »

Il s’offusqua que l’autre ne le comprenait pas. «Scarlett ! La Fée Emeraude ! Et l’hydre, j’ai vraiment réussi à la faire fuir ? »

Sans attendre de réponse, il vérifia son environnement. Pas la moindre mousse verte sur les murs et le plancher. Mais une enfilade de baies vitrées à moitié fendillées et une verrière au-dessus de lui qui laissait transpercer les premiers rayons pâles de l’aube.

Et « la créature rousse » était tout simplement son nouvel ami, le chaleureux Archibald Le Rouge.

«Une fée ? Une hydre ? »  Le Français éclata d’un rire rafraichissant : « Oh là là ! Vous avez nagé en plein univers fantasmagorique. C’est évident que l’absinthe d’hier soir bue à profusion pour fêter votre arrivée parmi nous à Montmartre vous a fait voyager en plein délire onirique ! (*6) A votre mise débraillée, cela n’a pas dû être agréable. Mon pauvre ! Votre chemise est en lambeaux et votre torse est lacéré de griffures sanguinolentes, sans compter votre joue maculée de sang séché. La prochaine fois, je veillerai à ce que la Muse aux Yeux Verts soit plus charitable avec vous ! 

Alors… tout cela n’a été qu’un rêve… ou un cauchemar… Je suis à Paris, et non à Atlanta. Car je me souviens que j’étais bien à Atlanta cette nuit. Auprès de Scarlett. Mais tout est confus. Il y a eu une violente querelle. Je me rappelle vaguement qu’il y était question d’une lettre… C’est tout. Oh ! Oublions tout cela ! J’ai du travail qui m’attend au Louvre ! 

ooooOOoooo

 

 

 

 

 

Notes:

Notes sur le chapitre 61, la Fée Emeraude :
Le tableau qui m’a soufflé l’idée l’intrigue de ce chapitre est celui de Viktor Olivia, un peintre tchèque, « Le Buveur d'Absinthe », «Absinthe Drinker », réalisé en 1901.
(*1) Imperial Hotel, sur le Rum Row à Washington, C’est là, que Clementina, nièce du propriétaire du National Theater et figurante dans le Black Crook, avait fixé rendez-vous à Rhett dans sa lettre explicite, la nuit même où il était en compagnie de Scarlett.
(*2) Scarlett reprend les termes exact de la lettre de Clementina qu’elle a lu dans le varnish, chapitre 50, Soif 2e partie.
(*4) La Fée Emeraude : en fait, l'absinthe est célèbre sous le qualificatif de Fée Verte. Au XIXe siècle, on l'appelait la Dame Verte, ou la Muse Verte, en référence à sa couleur verte qui se troublait avec l'eau mélangée, mais surtout parce qu'on lui reconnaissait des pouvoirs hallucinogènes. L’absinthe, d’abord réservée aux privilégiés dans les dîners en ville au début 1800, devint, à partir du milieu du XIXe siècle, la boisson la plus prisée des artistes de la colline de Montmartre qui y trouvaient, par les hallucinations qu’elle provoquait, une source d’inspiration artistique, d'où son appellation de Muse Verte. Quelques années plus tard, l’écrivain Oscar Wilde l’a surnommé La Fée Verte – The Green Fairy. Je n'ai pas choisi ce titre pour éviter un anachronisme temporel puisque la Boutique Robillard se passe en 1876. J'ai préféré opter pour la Fée Emeraude - ce qui est parfait pour définir Scarlett. Rhett qualifie la silhouette verte de fée verte parce qu'il est plongé dans un monde onirique.
(*5) l’hydre, créature de la mythologie grecque. L'hydre de Lerne était un serpent d'eau qu'Héraclès dut tuer dans le cadre de ses douze travaux. À chaque fois qu'on lui coupait une tête, deux nouvelles têtes la remplaçaient.
(*6) l'onirisme est une activité mentale pathologique, faite de visions de scènes animées semblables au rêve. L'onirisme entre alors dans le cadre des hallucinations visuelles, souvent associées à des états de confusion mentale.