Actions

Work Header

The Boutique Robillard

Chapter 60: Centenaire de Philadelphie, 4. Vins et Café, Dernier tour de piste

Summary:

Note : Incroyable ! J’ai mis plus de neuf mois à travailler sur l’exposition du Centennial de Philadelphie ! Mon idée de départ était que Scarlett et Duncan fasse un petit voyage romantique à Philadelphie, puisque j’avais entendu parler d’une exposition lorsque j’avais traité le chapitre du 4 Juillet 1876. Il fallait simplement quelques petites informations pour installer le décor. Le chapitre serait court. Mais j’ai trouvé un document de 800 pages et plus de 1.600 photographies prises sur les stands ! Alors j’ai été pris au piège de la magie du Centennial, comme les dix millions (!!!) de visiteurs qui sont venus à Fairmount Park de mai à novembre 1876. J’espère que ce récit sur le Centennial ne vous a pas trop ennuyé. Il fut passionnant d’être « témoin » de la naissance de tant d’inventions. Et j’ai découvert, au détour des pays exposants, le Brésil et son importance dans l’exposition. Surtout, ce fut amusant de semer des indices, car les destins de Scarlett, Rhett, Duncan et Melina ont pris un tournant… que je n’avais prévu du tout avant d’écrire le chapitre 57 !  Le chapitre suivant sera très court, et très très différent. Il sera probablement chargé de passion !

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

 


 

Chapitre 60. Centenaire de Philadelphie 1876, 4. Dernier tour de piste à l’exposition

Jeudi 22 juillet 1876, 9 heures, Hall de l’Agriculture, Fairmount Park, Philadelphia, Pa.

 

Le Surray s’engagea dans la large allée conduisant au Hall de l’Agriculture.

Observant le long édifice surmonté de multiples clochers couronnés d’une croix, Scarlett taquina son voisin assis à côté d’elle : « Auriez-vous l’idée de nous amener à l’église pour nous faire confesser nos péchés ? »

Il usa du même ton badin : «Qu’auriez-vous à confesser si ce n’est, peut-être le péché de gourmandise pour ces excellents chocolats que nous avons goûtés hier ? Votre âme est blanche comme la colombe. Quant à la mienne… » - son sourire s’élargit sur des dents blanches dont l’émail scintillait sous le soleil - «Je crains qu’une visite au confessionnal ne suffise à m’absoudre… »

« Oh ! » - Elle mit sa main gantée devant sa bouche pour feindre d’être choquée, et pour cacher sa mimique moqueuse – «Le parfait Duncan cacherait-il un cadavre dans un vestiaire de La Mode Duncan ?»  

« Ah ! Ah ! » Sa remarque déclencha chez lui une telle hilarité impulsive que Cathleen se retourna et le regarda curieusement. «A quelle hypothèse désirez-vous que je réponde ? Celle de l’homme parfait ou celle du cadavre ?»

Ils n’eurent pas le temps de continuer leur petit jeu, car les cochers des deux Surrey s’arrêtèrent simultanément devant l’entrée du hall de l’Agriculture.

 

«Ma première impression était la bonne. C’est véritablement une cathédrale ! »

En s’engageant dans l’allée principale, les huit visiteurs furent tentés, l’espace d’un instant, de faire abstraction du vacarme des manipulations de caisses et chariots à roulettes couverts par l’assourdissante marée de voix humaines qui agressaient les oreilles. De même, ils ne prêtèrent pas attention aux centaines de vitrines et d’étals aussi attirantes qu’elles fussent. 

Non ! Leurs yeux étaient rivés au plafond – ou plutôt à la voûte. En forme d’ogive, bardée de treillis en bois, elle paraissait courir à l’infini. Ces arcs, éclairés de chaque côtés et en leur centre par des verrières, s’écoulaient jusqu’au fond du bâtiment, insufflant à l’architecture gothique une atmosphère mystique.

« Cette galerie a tout d’une gigantesque nef.»

«Vous avez raison. Et d’après ce que j’en ai lu, elle est traversée de part en part par trois transepts, eux aussi construits sur le même modèle. Les concepteurs du Hall de l’Agriculture ont réussi un coup de maître : bâtir un temple à la gloire, non pas d’un dieu, mais de la gourmandise, car Mesdames, la gastronomie va constituer notre programme de la matinée. »

Les trois femmes se retinrent pour ne pas battre des mains. Lorsqu’elles avaient lu le guide touristique, le descriptif du hall n’avait rien d’affriolant avec ses stands didactiques de culture des légumes, des insectes nuisibles à l’agriculture, et des machines agricoles, Celui de ses annexes extérieures avec la présentation d’ovins, porcs ou des chevaux de tous pays n’aurait été en aucune façon dépaysant pour celle qui avait dirigé la plantation de Tara, mais réellement ennuyeux.

Voilà pourquoi l’annonce de Duncan fut saluée unanimement, d’autant plus que leurs papilles étaient attisées par des odeurs plus alléchantes les unes des autres.

Comme pour le Main Hall et celui des machines, la travée principale était attribuée prioritairement aux exposants américains. Les visiteuses d’Atlanta et de Charleston s’accordèrent pour ne pas perdre leur temps à s’arrêter devant les longues tables rustiques chargées de variétés de pommes de terre ou les montagnes de pommes glorifiant les activités pomologiques du Michigan ou d’autres Etats, même si celles-ci avaient surtout pour but de présenter les produits transformés en conserves par ces fabricants locaux.

Ella fut la première à marquer un point d’arrêt devant ce qui se présentait comme un ludique jeu de cubes, une muraille de boîtes émaillées appétissantes comme les biscuits qu’elles contenaient. Une dizaine de personnes faisaient déjà la queue pour se procurer les crackers de Walter Wilson de Philadelphie.

«Pour continuer la similitude avec un lieu de culte, considérons qu’il s’agit de votre premier arrêt du chemin de croix. Mais il y aura probablement dix fois plus d’étapes que les quatorze rituelles, et nous allons succomber, bien avant, au vice de gourmandise. Ce qui a l’air de vous ravir, Mesdames. »

Scarlett et Cathleen ne l’écoutaient plus. Elles accaparèrent un des vendeurs et ouvrirent leur réticule pour dépenser leurs premiers cents de la matinée.      

Sur leur passage, un représentant leur proposa des petits gâteaux tout chaud sortis du four. « Mesdames, notre Compagnie Rumford Chemical Works de Providence, dans le Rhode Island, est fière de vous proposer ce produit révolutionnaire, la poudre à cuire les gâteaux ! » Ella et Wade ne furent pas les seuls à se régaler des échantillons offerts, même si Scarlett et Cathleen n’en mordirent qu’une bouchée, conformément aux usages de ne pas se goinfrer en public.

Après que Scarlett et Cathleen eurent acheté chacune une boîte de cette poudre révolutionnaire et qu’elles se furent suffisamment éloignées du stand, la maîtresse de maison de Magnolias Mansion confessa : «Je vais demander à ma cuisinière de l’essayer, mais je suis certaine d’ores et déjà qu’elle trouvera ce mélange de qualité médiocre et totalement inutile pour remplacer une cuisson traditionnelle. » Scarlett affirma, sans l’ombre d’un doute, que Dilcey aurait la même réaction.

D’autres produits nés à l’occasion du Centenaire furent passés en revue, mais ne ravirent pas leurs suffrages. « Quelle invention inutile que de remplacer le lait frais de nos vaches par ce lait condensé de Borden !»  

Par contre, toutes les deux furent conquises par une préparation culinaire à base de tomates. Les visiteurs de l’exposition internationale avaient la primeur de découvrir le nouveau produit de la société Heintz. Scarlett lut l’étiquette : «Tomato Ketchup… Je me demande si les cuisinières vont l’adopter ! » Après l’avoir goûtée sur un bout de pain, les deux femmes furent conquises en estimant que ce serait une façon originale d’agrémenter un rôti.

Duncan s’approcha d’un arbre aux branches noueuses imbriqué dans la charpente du stand. Tout autour, un comptoir en bois incitait à déguster le vin Mammoth de Santa Barbara en Californie. A la différence des hommes accoudés un verre à la main, il se contenta de caresser le tronc de la vigne. D’en suivre les sinuosités et les fêlures de l’écorce. Etonné que ce cep de vigne lui parût si familier.

Levant la tête pour vérifier une nouvelle fois si Ella se trouvait bien à proximité avec Prissy, Scarlett surprit Duncan en pleine exploration d’une grande branche sur le stand des vins californiens. Intriguée, elle observa le mouvement de sa main. Saperlipopette ! Il caresse ce bout de bois comme…. Comme il lui arrive de me caresser subrepticement… Ce qui n’est pas un compliment pour moi. Quelle étrangeté ! 

Mais elle et Duncan furent sortis de leur introspection par la voie surexcitée de Wade.

«Pourquoi cet attroupement autour d’un homme habillé en uniforme de l’Union ? Venez voir ! On dirait qu’il y a un aigle perché sur un rondin ! » Wade réussit à entraîner tout le monde derrière lui.

En effet, un rapace, bien vivant se tenait stoïque, sur un bouclier, ses petits yeux perçants survolant la foule des admirateurs qui se renouvelaient sans discontinuer.  

Duncan oublia son attitude blasée pour s’émerveiller, au même titre que Wade, les enfants et les hommes présents. «C’est Old Abe !!!»

Scarlett se demanda ce qu’il lui prenait. Il ne s’agissait que d’un aigle. Et qui n’était pas de première jeunesse, en plus. Elle incita Cathleen et Melina à partager un banc, et Barnabee et Prissy furent chargés de chercher des boissons à la fontaine à soda Tuft.

«Reposez-vous Melina. Vous avez l’air épuisé. » Intérieurement, Scarlett jugea que la sœur de Duncan avait une mine effroyable avec ses paupières gonflées et ses yeux rougies. A—t-elle pleuré ? Hum… Serait-ce lié par hasard au fait que Liam Roberts nous ait fait ses adieux en nous quittant hier soir ?

Ce début d’amourette amusait follement Scarlett, par un vieux réflexe de ses jeunes années lorsque elle et Cathleen Calvert adoraient raconter des médisances sur leur entourage. Comme ce fameux jour du barbecue à Twelve Oaks où son amie lui avait révélé le scandale qui entourait le personnage sulfureux de Rhett Butler – Ce Rhett qui l’avait déshabillée du regard pendant qu’elles montaient les marches… Non ! Elle n’allait pas à nouveau penser à Rhett !

Melina et ses dissimulations amoureuses permirent à l’ancienne belle du County de Clayton d’oublier Twelve Oaks, le pique-nique, et revenir sur terre, et au hall de l’Agriculture, en l’occurrence.

 «Je vous remercie de votre sollicitude, Scarlett. Ce n’est rien. J’ai fait un mauvais rêve qui m’a fait me réveiller en sursaut, et j’ai eu du mal à me rendormir ensuite. » Ses lèvres dessinèrent un petit sourire quand Cathleen lui caressa maternellement la joue.

Wade revint tout excité, précédant Ella et Duncan. « Mère ! Cet aigle est un héros de guerre ! Il a participé à trente-six batailles dans les rangs du Chippewa Eagles. Maintenant, il est traité en seigneur comme un vétéran à Washington. Et il avait été récupéré dans un nid par un Indien et puis… »

«Seigneur ! Wade ! Du calme ! Que va penser de toi Madame Vayton ?»

Celle-ci le rassura par un petit mot gentil.

Duncan rit de bon cœur. «Franchement, Scarlett, je suis encore plus excité que votre fils de rencontrer entre « quatre yeux » ce « Old Abe». Je ne devrais pas l’avouer puisqu’il faisait partie des troupes ennemies. Le fauconnier le portait sur un bouclier à l’avant des troupes. C’était une redoutable arme de guerre car lorsque les combats commençaient il poussait de tels cris stridents que nous, ses adversaires, le redoutions plus que les Yankees ! Ha ! Ha ! »

Remis de leurs émotions et de cette rencontre historique, le groupe arpenta brièvement les stands des pays étrangers car il fallut faire une sélection drastique afin de ne pas passer la journée dans ce hall. L’Angleterre eut du succès et surtout la vitrine de Crosse & Blackwell avec sa sélection de vinaigres de malt, et le nouveau condiment Chow-chow à base de moutarde et de cornichons. Juste à côté, l’étalage de Lea Perrins, créateurs de la sauce Worcestershire originale, faisait des ravages et devait être régulièrement réapprovisionné.    

«Cork Distelleries ! » Le cœur de Scarlett tressauta. « Old Irish Whisky» pouvait-on lire tout autour du petit stand qui avait été conçu pour ressembler à un pub irlandais. Le piètement était garni de demi-tonneaux et de caisses en bois, alors que les bouteilles à la forme caractéristique s’alignaient sur les étagères, derrière des fenêtres à petits carreaux. Un quart de seconde – Oh ! Juste un quart de seconde, se rassura-t-elle – elle fut tentée d’en acheter une bouteille. Simplement pour offrir un verre à Harry Bennett par exemple… Mais non… Cela suffit de me mentir à moi-même… C’est pour lui. Toujours lui. Mais il ne viendra plus déboucher la moindre bouteille. Heureusement ! conclut-elle avec soulagement. Soulagée d’être loin de lui…

 Que fait-il à ce moment-même ? Scarlett réalisa que pour la première fois elle était en mesure de situer exactement l’endroit où il se trouvait. Un grand changement avec à toutes ces années où il s’était absenté d’Atlanta, et où elle avait été dans l’incertitude totale de ses agissements.

 Il est sur le bateau, au milieu de l’Atlantique, en train de boire – je ne dois pas me tromper beaucoup – et probablement en charmante compagnie. Pour la énième fois, elle jura silencieusement : Sortez de ma tête, Rhett Butler !

ooooOOoooo


 

Jeudi 22 juillet 1876, 10 heures, à bord du paquebot Ville de Bordeaux, sur l’Océan Atlantique

« Jamais je n’aurais imaginé que cette traversée transatlantique s’avérerait si intéressante ! C’est grâce à vous, Rhett ! Les histoires que vous me racontez, vos aventures, vos exploits et les risques inconsidérés que vous avez pris dans votre vie me font rêver. Jusqu’à mon départ pour le Brésil, je n’avais connu qu’une vie d’artiste désargenté à Paris. For agréable, il est vrai.»

Assis sur le pont de promenade en compagnie de Rhett, Archibald ferma les yeux pour mieux se souvenir de cette époque : « Avec mes amis peintres – que vous avez rencontrés chez Nadar -, nous passions nos nuits à refaire le monde dans notre taverne de prédilection. Nous n’avions pas un sou et l’Art était notre seul luxe. Mais le cabaretier nous avait « à la bonne » et acceptait de temps en temps quelque toile de l’un ou l’autre d’entre nous en échange de l’ardoise pharaonique de vin rouge et de ripailles.» Il baissa le ton, afin de ne pas être entendu des autres passagers : «Vous avez l’habitude – m’avez-vous dit – des lieux de plaisirs parisiens. Je ne vous surprendrez pas si j’avoue que nos divagations artistiques étaient bien souvent embrumées, non seulement par les vapeurs d’alcool et les volutes de tabac, mais aussi par quelques cuillerées d’absinthe et bouffées d’opium. Ah ! Paris ! Si j’ajoute que les jolies filles elles aussi nous faisaient crédit en échange de leurs cuisses accueillantes, vous comprendrez pourquoi certains d’entre nous peignaient avec moins d’assiduité qu’il n’eut fallu. »

Hilare, il conclut le résumé de sa vie d’artiste par un rire, aussitôt suivi par celui de Rhett.

« A l’exception de la tradition de l’ardoise, comme vous l’appelez en France et du « crédit » proposé par ces généreuses filles que j’ai naturellement refusé, j’ai testé et abusé de tous les plaisirs expérimentés par vous à Paris. Surtout des cuisses accueillantes de jeunes demoiselles d’Europe et d’Amérique – qui ont été généreusement récompensées pour leurs services. »

Cette conversation égrillarde typique aux hommes pour se vanter de leurs exploits amoureux en petit comité, solidifia encore plus leur complicité.

Pendant qu’ils discutaient, l’œil de chasseur de Rhett remarqua, à quelques mètres d’eux, une jeune femme qui faisait mine de ne pas regarder dans leur direction, sans réellement y réussir.

«Mon Cher Archibald, je suis prêt à parier une bouteille de whisky que la jolie fille que voilà serait accueillante elle aussi, si vous lui faisiez simplement l’avance d’un sourire.»

L’attention du jeune Français ne se porta qu’une seconde sur leur admiratrice : «Il est vraie qu’elle est jolie. Je crois plutôt que ce sont vos moustaches qui chatouillent son imagination. »

Rhett fit une moue blasée : «Pour être honnête avec vous, Archibald, ce genre de… distraction ne m’intéresse plus. J’y ai trop joué dans le passé jusqu’à en perdre l’appétit. Et… une seule personne a le pouvoir de tourmenter mes pensées et mes nuits sans sommeil.»

Archibald leva les sourcils, stupéfait par une telle confidence de la part d’un homme qui, il y a encore quelques instants évoquait sans gêne sa vie de débauché : «Vous m’étonnez ! Ainsi vous avez frappé par un coup de foudre ! Nous savons bien, vous et moi, que l’amour ne dure que juste qu’au moment où la demoiselle nous ait ouvert ses draps. » Il conclut avec philosophie ! « C’est la vie !»  

Les rides plissèrent le front de l’ancien « bourreau des cœurs » : « Un coup de foudre ? C’est plutôt ironique puisque cela me fait penser à une certaine Foudre de Georgie… Oui, on peut le décrire ainsi, mais il m’a frappé il y a quinze ans de cela… »

Archibald n’en crut pas ses oreilles : «Vraiment ? Quelle est donc cette sirène qui a le pouvoir de vous ensorceler depuis une éternité ? »

Rhett répondit laconiquement : «Elle a été mon épouse, Madame Scarlett Butler.»

« Ah ! » Archibald comprit qu’il n’en apprendrait pas plus. «Pour vous faire à mon tour une confidence, j’ai moi aussi été frappé par la foudre en arrivant au Brésil. Toutefois, je doute que je serai aussi persistent dans mes efforts pour la conquérir que vous ! Si vous la voyiez ! Elle est époustouflante de beauté ! Elle a l’allure d’une reine. Je rêve du moment où je dénouerai son chignon pour libérer la cascade de sa chevelure noire comme le jais jusqu’à frôler le creux de ses reins… »

Il n’avait pas remarqué qu’ils n’étaient plus seuls. La voix glaciale de Nikolaas le coupa sèchement : «Un peu de tenue, Monsieur Le Rouge, en présence de Percevejo !»

Archibald rougit inexplicablement en se rendant compte que le jeune homme venait lui aussi d’arriver, et qu’il avait probablement entendu la fin de sa tirade romantique.

Rhett eut la confirmation de ce qu’il avait déjà ressenti la veille, l’existence d’une animosité latente de la part du Hollandais vis-à-vis du Français. La raison en serait-elle cette beauté brésilienne ?

L’atmosphère devait être étouffante dans la chambrée des trois passagers…

 

ooooOOoooo


 

Jeudi 22 juillet 1876, 10 heures, Hall de l’Agriculture, Fairmount Park, Philadelphia, Pa.

 

 «Ah ! Nous voici arrivés dans le nouveau pays de mon ami !»

Le pavillon du Brésil était aisément identifiable car c’était une version miniaturisée de celui du Main Building, avec ses découpes de style mauresque aux couleurs criardes de vert, jaune, rouge et bleu. Mais, au lieu du « château » s’élevant vers la verrière, il n’y avait qu’une modeste balustrade accolée à ce qui avait l’allure d’une forêt. Ou plus réalistement, mais également impressionnant dans ce hall d’exposition, des troncs d’arbres qui avaient été déracinés de leur terre grasse pour finir empotés à Fairmount Park, auxquels des fanions colorés des provinces du Brésil avaient été accrochés.

Les visiteurs n’avaient qu’une envie, celle de se faufiler entre eux et les cordages de lianes en palmier pour avoir accès aux trésors inconnus.

Dans le Main Building, ils avaient vu un faible échantillon des beautés dont la nature brésilienne regorgeait avec ses sous-sols de métaux précieux, et ses cieux abrités par des colonies d’oiseaux aux plumes multicolores. Par la magie du Hall Agricole, les huit passagers du varnish des Vayton furent transportés en pleine forêt amazonienne et dans la pampa.

« Je comprends maintenant pourquoi Liam et de nombreuses familles de Confédérés ont décidé de s’installer dans cet empire. Toutes les richesses de l’ancienne colonie du Portugal sont autant de tentations à émigrer sur ces terres. Nous avons devant nous, concentré dans ce petit espace, les ressources naturelles les plus convoitées du monde, et celles qui font la fortune des nouveaux milliardaires – en plus des diamants et de l’or : le bois exotique, le café, le sucre, le coton, l’alcool et le tabac. »

« Pourquoi ont-ils suspendu tant de peaux de ces pauvres animaux ? » Ella commençait vraiment à être lassée d’être confrontée depuis hier aux cadavres de pauvres bêtes décharnées de leurs peaux.

«On se croirait dans la caverne d’Ali Baba !» Wade avait raison. L’agencement était l’opposé du palais mauresque du Main Building, tout en hauteur, espace et luminosité. Même si le périmètre réservé au Brésil était important, il y avait tant d’articles exposés qu’ils étaient enchevêtrés les uns à côté des autres, sans qu’on puisse présumer quelque organisation rationnelle.

«Quels effluves enivrants ! » Alors que l’intérêt de Melissa pour la visite de la matinée avait été tiède, à la limite de l’ennui, son enthousiasme revint comme par miracle : «C’est une symphonie de parfums sucrés, pimentés et cuivrés. Et l’odeur de ces piles de bois découpés comme des lingots d’or me donnent l’impression, en fermant les yeux, d’être en pleine forêt !»

Et plus prêt de Liam Roberts…. pensa perfidement sa future belle-sœur.

L’ancienne propriétaire des deux scieries s’approcha de plus près des centaines d’échantillons de bois découpés en rondins ou en planches, et partiellement vernis pour faire ressortir la beauté du grain.  

Duncan s’amusa de la voir caresser de la pulpe du doigt la texture des bois indigènes en survolant les fiches informatives. «Je salue votre ardeur à étudier les ressources forestières du Brésil, Chère Scarlett !»

Comme si elle faisait l’inventaire de son stock à la scierie, cette dernière commenta : « Celui-ci est utilisé pour son huile. Celui-là pour sa teinture. Savez-vous que cet arbre a donné son nom au Brésil ?»

Duncan manifesta sa surprise en haussant les sourcils. Ce qui ravit Scarlett, fière de surprendre cet homme si cultivé. «Les premiers commerçants portugais ont trouvé que ce bois broyé et séché fournissait une teinture rouge-orangée aux couleurs des braises, qui se dit « brasa » si je me souviens bien.»

Avec une avidité surprenante, elle se saisit d’un lingot de bois au grain irisé. « Du bois de rose – et de la plus belle qualité qui soit… J’ai été tentée un jour d’en importer pour les riches Scalawags et Yankees qui s’implantèrent à Atlanta après la guerre. Je leur aurai revendu le moindre mètre linéaire au prix fort. Oh ! Je suis certaine que j’aurais pu gagner beaucoup d’argent ! C’est pourquoi je me suis mise à étudier les bois indigènes d’Amérique du Sud. Mais Ashley a jugé que le projet était aventureux et que, de toute façon, ce n’était pas éthique de faire des infidélités à nos fournisseurs Sudistes. Alors, pour une fois, j’ai flanché face à sa conviction.»

Scarlett soupira et ajouta plus bas, comme si cette réflexion lui échappait : « Ashley et sa maudite éthique…»

Duncan se détourna légèrement pour qu’elle ne s’aperçoive pas de sa mine réjouie en l’entendant pester contre un rival…. Pas le plus dangereux rival en ce moment, mais le plus ancien...

«Pourquoi cet arbre est-il présenté avec l’écorce nettement arrachée et striée ? »

Décidément, Melina marque un intérêt pour tout ce qui est brésilien, même pour un tronc d’arbre ! Scarlett se demanda si la flagrante soudaine passion de la fiancée d’Alexander Dean pour le Brésil avait été également remarquée par sa mère.

«De ces entailles est extrait ce qui sert à fabriquer entre autres, pour vous Mesdames, des jarretières pour retenir vos jolis bas de soie. » Heureux de son effet, il laissa traîner un peu trop longtemps ses yeux bleus sur les hanches de Scarlett. Qui fit mine de ne pas le remarquer, mais apprécia l’allusion aux dessous féminins. Un autre, dans le temps, s’était délecté à mentionner ce que portaient les Parisiennes sous leurs jupes….

Ayant pitié de sa sœur, il précisa : « Le liquide blanc, que l’on extrait de cet arbre est devenu aussi précieux que le diamant. Surtout depuis que Charles Goodyear en a amélioré la stabilité. Le caoutchouc est une des plus grandes richesses naturelles exportées. Ce pays est décidément un Éden pour s’enrichir. Liam, avec son flair imparable, a fait le bon choix !»

Pendant que les trois femmes se mettaient à inspecter les centaines de flacons en verre remplis de graines, de sucres en cristaux et des épices inconnues, Duncan s’approcha des vitrines octogonales où étaient protégées les bouteilles d’alcool fort prisés par les Brésiliens, mais auquel il n’apporta aucun intérêt.

Par contre, il remarqua qu’une petite étagère était réservée au vin rouge. Curieux, il scruta l’étiquette. La calligraphie était élégante : «Fazenda de vinhos da Torre, estado de São Paulo.». Ce que Duncan traduit, avec sa connaissance rudimentaire de la langue portugaise comme « Propriété vinicole Torre, province de Sao Paulo ».Le graphisme élégant n’avait rien à envier à celui des grands vignobles français.

Ses prunelles se dilatèrent. La fazenda, qui ressemblait plus à un château qu’à une grande ferme, était représentée en quelques courbes très précises, insufflant au dessin une originalité marquée. Comme celle des dessins exposés dans le Pavillon brésilien du Main Building..

Il secoua la tête : Ces piteux croquis commencent vraiment à m’obséder. Cela en devient ridicule ! 

Néanmoins, il s’adressa au responsable du stand pour acheter une caisse de ces bouteilles en lui demandant à ce qu’elle soit livrée le soir-même à la gare. Tout en étant persuadé que ce vin sud-américain décevrait son palais habitué aux meilleurs crus français.

«Venez-voir ! Il y a une hutte en toile d’araignée blanche ! » Toute excitée par sa trouvaille, Ella les entraîna de l’autre côté du périmètre de la « forêt » reconstituée. 

«Comme cette structure est originale ! » La placide Cathleen s’approcha du petit stand avec curiosité.

Melina s’exclama, radieuse : «Un palais tout en coton ! Celui dont a parlé ton ami !»

L’objectif avait probablement été de s’inspirer de l’architecture gothique avec ses trois arches des quatre côtés. En réalité, il semblait droit sorti d’un village indigène avec sa structure précaire carrée recouverte d’une toiture pointue en grosses fibres de coton brut et ses fragiles colonnettes enveloppées également par la fibre textile naturelle soutenant les arcades. Un coup de vent et la maisonnette aurait pu s’envoler. A l’intérieur du Hall de l’Agriculture, il n’y avait aucun risque, sauf celui d’être touché par tous les visiteurs du hall tant la hutte arachnéenne était insolite. Des emblèmes circulaires représentant les Etats du Brésil et placés au centre des arches, donnaient l’effet de gros yeux inquisiteurs, en accentuant l’inspiration tribale. (*3)

De grosses balles de coton flanquées aux quatre coins confirmaient au visiteur qu’il allait pénétrer dans le royaume blanc. Chacune était marquée avec la provenance de récolte. Sur deux sacs en toile de jute, une étiquette affichait en brésilien et en anglais : « Plantação de algodão Liam Roberts, estado de São Paulo - Plantation de coton Liam Roberts, Province de Sao Paulo».

La jeune fiancée d’Alexander Dean enleva son gant de dentelle fine pour plonger une main dans le sac et prendre délicatement entre ses doigts quelques boules de fibres duveteuses. 

Duncan s’en amusa : «Depuis que tu es en mesure de marcher, jamais il ne t’ait venu l’idée de de t’approcher d’une balle de coton qui a pourtant fait la fortune de Soft South !»

Melina se contenta de sourire à son frère, puis elle pénétra avec les autres, à l’intérieur de la cabane de fortune.   

Esthétiquement, la pyramide à six étages de cloches oblongs en verre était un plaisir pour les yeux et l’odorat. Elles étaient remplies à ras bord de grains de café, de différentes tailles et couleurs en fonction des plantations. Les effluves de la fève énergisante était enivrants.  

Cathleen et Melina décidèrent qu’il fallait impérativement ramener à Magnolias Mansion des paquets de café du Brésil. Le vendeur leur proposa de croquer quelques grains mais elles préférèrent faire leur sélection en choisissant les plus jolies étiquettes.

Duncan huma un des nombreux cigares exposés au-dessus des caisses de feuilles de tabac et des sacs en vrac prêts à être acheter par des commerçants américains. Une autre fortune du Brésil était étalée là à ses pieds. Il était tentant de comparer leur bouquet avec celui de la Havane. Il prit en main deux boîtes et s’apprêtait à régler l’ensemble des achats lorsque sa sœur l’interpella.

«Duncan ! Regarde ces étoffes ! Certaines ont une étiquette «Fábricas têxteis do estado de São Paulo - Filature Liam Roberts, Sao Paulo, Brésil » !

«Ah ! Tu as trouvé ce pour quoi nous sommes venus voir le pavillon brésilien : les tissus fabriqués par mon vieil ami ! »

Scarlett les examina en spécialiste de l’habillement : «La qualité est bonne. Le tissage est un peu différent du nôtre dans le Sud. Le résultat est intéressant.»

Duncan en tira la même conclusion. Evidemment, il aurait besoin d’examiner plus d’échantillons, avec différentes trames. Mais inclure une touche d’exotisme sud-américain dans quelques modèles de la Mode Duncan, et donner une impulsion internationale à la production de son ami était un projet qu’il allait mener à bien.

Il n’eut qu’à faire un signe pour que le vendeur accoure - car ce dernier avait flairé le « bon client »-, et régla ses achats : le vin, les cigares, et quelques étoffes de Liam, Melina en ayant sélectionnées quelques mètres pour elle. Et du café. Pourquoi diable veulent-elles emporter tant de paquets de café brésilien… ? La fièvre acheteuse semble les avoir reprises. Ma foi ! Si cela leur fait plaisir… Il précisa une nouvelle fois de livrer l’ensemble à 19 h 30.  

«Mesdames, terminons notre visite du Hall de l’Agriculture en longeant l’Italie et la France ! Nous n’avons que quelques pas à faire. Ces deux vieux pays nous tendent les bras !»

Femmes et enfants tombèrent sous le charme de l’Italie. Entre la présentation des fromages parmesan et gorgonzola de Milan, des macaronis et des fruits secs de Naples et des olives et des figues de Sicile, ils ne savaient plus où diriger leur attention. Et surtout, ils se demandaient s’ils trouveraient la volonté de ne pas succomber à la tentation de tous ces échantillons tentateurs.

Duncan les laissa sous la protection de Barnabee et Prissy et s’avança un peu plus vers le cœur du transept habité par l’Allemagne et la France.

Les croisillons de la charpente, dorés par les rayons vifs de fin de matinée, signaient particulièrement ici le caractère sacré du lieu : celui érigé au dieu du vin Bacchus. Car, nonobstant les vitrines élégantes proposant gourmandises et conserves fines, la majorité des hommes ne s’intéressaient qu’à l’alignement de milliers de bouteilles de vins avec la promesse de libations euphorisantes.

D’ailleurs le Pavillon de l’Allemagne le claironnait en ayant bâti, à l’entrée de sa             section, un autel païen à la gloire des vins blancs du Rhin. Il consistait en quatre géantes colonnes, décorées sur chaque facette de rangées de bouteilles, et couronnées par quatre géantes bouteilles de verre soufflé de plus de trois mètres. L’effet était garanti : les dégustateurs se poussaient pour tester le Riesling et le Gewurztraminer, puis faisaient de même avec les bières, les brasseries allemandes se taillant la part du lion.

Duncan n’accorda aucune minute aux boissons germaniques.

« In Vino Veritas ! » ricana-t-il tout haut. La formule latine, « Dans le Vin, la Vérité » était opportune et cocasse ! La vérité… Ils avaient été trois à la connaître. Non, plus que deux

A l’instant où il avait caressé sans y penser le cep de vigne géant de Californie, ce contact direct avec un bout de terre vinicole avait ouvert une vanne – qu’il avait depuis des lustres minutieusement obstruée. Une vanne qui menaçait de fendiller la forteresse où il se complaisait depuis des années. Une vanne d’où convergeait avec furie un sang bouillonnant, rouge vif ; rouge indélébile comme une tâche de vin sur la blancheur immaculée d’un voile. Un voile de mariée…

Il se secoua. Perdait-il la tête ? Assez de fantasmagories !

Et pourtant… Voilà qu’il se tenait, immobile à l’entrée de l’exposition vinicole française, prêt à replonger dans la tentation de «savoir ».

Savoir quoi, d’ailleurs ? Il connaissait le début ; il connaissait la fin, faite de larmes et de sang.

Pourquoi divaguer alors que je suis enfin heureux, que la femme la plus séduisante du monde se trouve à quelques mètres de moi, et qu’elle sera, si tout se passe comme prévu, Madame Vayton, et bientôt dans mon lit…

Mais la curiosité fut la plus forte.

C’est l’occasion de réapprovisionner la cave de Magnolias Mansion avec le meilleur cru qu’il m’ait été donné de boire. Au moins l’excuse était crédible…    

Il avait peu de temps devant lui car Scarlett et sa famille allait bientôt le rejoindre. Où chercher parmi cette débauche de vins français exposés ? Les présentoirs se comptaient par centaines : élégantes vitrines réservées aux crus prestigieux, casiers rudimentaires en lattes de bois prêts à être livrés aux cafetiers, cages en fer forgé aux étagères en fer ondulé et portes cadenassées, chevalets porte-bouteilles tout droit sortis des chais, sans parler des « hérissons » en fer pour suspendre les bouteilles vides – mais avec les étiquettes des négociants pour les mettre en valeur.

Plutôt chercher une aiguille dans une botte de foin ! soupira-t-il, découragé.

C’était d’autant plus frustrant que, par un effet du hasard, ou plutôt du diable qui lui jetait un mauvais sort, les responsables des stands semblaient s’être volatilisés. Les quelques vendeurs visibles étaient accaparés par de futurs acheteurs qui ne les lâchaient pas d’une semelle.

De guerre lasse, il procéda par méthode, passa avec indifférence devant la luxueuse exposition du Champagne Mercier, pour ne parcourir que les étals proposant du vin rouge de Bordeaux.

Les étiquettes défilaient devant ses yeux. Il ne prenait même pas le temps de les lire car son cerveau avait programmé de ne réagir qu’à un certain crû. Oh ! Il n’eut pas de mal à en trouver car il figurait parmi les « joyaux » protégés dans des vitrines.

Mais… pas la marque qui lui brûlait la langue…

Il parcourut les stands de trois agents américains représentant les vins français à une telle vitesse qu’il en eut le tournis.

Entre-temps, les familles O’Hara et Vayton avaient pénétré elles aussi dans le Pavillon de la France. Enfants et adultes salivèrent devant la vitrine richement sculptée de la Chocolaterie Meunier – « Fondée en 1760 ! Vous rendez vous compte ?» – où plaques de chocolat et bouchées truffées ne demandaient qu’à être dévorées.

Après avoir testé du foie gras, du confit de canard et des rillettes de porc sur de minuscules croûtons, Cathleen et Scarlett se permirent de finir en beauté avec ces dernières emplettes de la matinée. 

Satisfaite d’avoir succombé à nouveau au péché de gourmandise, Scarlett leva la tête pour repérer Duncan dans l’allée centrale.

C’est ainsi qu’elle surprit son étonnant manège : Pourquoi lorgne-t-il avec tant de hâte les étiquettes des bouteilles ? Voilà qu’il est à peine sorti d’un stand qu’il pénètre déjà dans un autre comme s’il avait le diable au corps ... Vous avez encore de grandes capacités à me surprendre, Cher Duncan !

La persistance de celui-ci fut enfin récompensée quand un négociant du plus grand stand vint à sa rencontre.

Duncan ne perdit pas de temps : « Je suis un grand amateur des vins du Bordelais. Ma cave est bien achalandée par les meilleurs crus. Je suis particulièrement friand de ceux provenant du territoire du Médoc, et surtout de Pauillac

Le plus influent représentant des viticulteurs du Bordelais afficha son admiration face à ce jeune homme élégant transpirant l’aisance financière et le bon goût.

«Je suis honoré de parler à un œnophile raffiné !  La commune de Pauillac figure en tête de liste des meilleurs vins de Bordeaux, et… »

Duncan le coupa. Il n’avait pas de temps à perdre en palabres. «Oui, je connais le classement de 1855. Qu’avez-vous à me proposer ? » (*4)

«Les plus prestigieux sont ici. Comme vous le savez, Château Lafitte, Château Latour et Mouton du Baron de Rotschild sont les trésors du vin français. Je représente également… »

Faisant fi de politesse, le Charlestonien le coupa : «Bien. Je vais vous prendre une caisse de Château Lafitte et de Château Latour. Ajoutez trois caisses de Mouton de Rothschild. Mes invités l’apprécient particulièrement, et il ne reste que quelques bouteilles dans ma cave. Pour ma part, j’ai une tendresse pour un vin que j’ai découvert quand j’habitais à Paris. Son bouquet est un délice pour le palais. Mais mon caviste new yorkais n’est plus en mesure de m’en fournir. C’est le vignoble Château de Fleurette. En avez-vous en stock ?»

Le visage affable du négociant, qui s’était épanoui à l’annonce de cette grosse commande des vins les plus chers, se teinta d’une ombre de contrariété. Et il fit une grimace de frustration : « Ah ! Oui, vous êtes décidément un amoureux des meilleurs crus français, car le Château de Fleurette était en passe de rejoindre les quatre seuls prestigieux Premier Cru. Malheureusement, la production s’est arrêtée.»

Duncan enfonça une main dans la poche de sa veste afin que ses ongles puissent meurtrir violemment la paume. Néanmoins, son visage ne laissa rien paraître. «C’est étonnant car, lorsque j’ai quitté la France il y a trois ans, j’en ai acheté plusieurs caisses auprès du meilleur caviste parisien – tout ce qu’il avait de disponible en fait.»

Le Français hocha la tête : « Vous aviez pris une sage décision. Il s’agissait probablement d’un fond de stock du commerçant. Car Château de Fleurette a été racheté il y a plusieurs années de cela. Le repreneur a changé le nom de la marque et a surtout drastiquement baissé la qualité de la production. A tel point qu’il n’a jamais réussi à réintégrer ce fameux classement. Je suis désolé de ne pas pouvoir mieux vous satisfaire. Puis-je vous proposer un autre Pauillac dont le bouquet s’apparente peu ou prou au Château de Fleurette ? »

Cette fois-ci, l’homme d’affaire habitué à ce qu’on satisfasse la moindre de ses demandes ne cacha pas son agacement. Il sortit son portefeuille : « Non. Je vais régler la facture et vous prie de les livres à 19h dans mon varnish privé à la gare.. Toutefois… » - Il lui donna une de ses cartes de visite au nom du Président de la Vayton Inc. – « Toutefois, si jamais vous arriviez à me fournir d’autres bouteilles, ou si vous obteniez des renseignements plus précis de la date de cessation d’activité du Château de Fleurette, je vous en serais hautement reconnaissant. » Il prononça les derniers mots en le fixant intensément. L’autre comprit le sous-entendu et saliva d’avance à la perspective du gain net qu’une telle découverte apporterait à son compte en banque.

Après avoir réglé sa commande, en joignant à sa poignée de main avec le Français deux billets de banque, il conclut : «A la moindre nouvelle, informez-moi par télégramme.»

 En rejoignant « ses femmes » dans l’allée, il inspira puis exhala profondément, et ferma brièvement les paupières comme pour chasser le souvenir de sa présence dans l’exposition vinicole française.

Les yeux émeraude de Scarlett le fixaient. Comme j’ai hâte de vous serrer dans mes bras, vous, mon excitant avenir ! 

«Quittons le Hall de l’Agriculture. Il est grand temps de nous restaurer.»

En effet, les cloches de Fairmount Park sonnèrent les douze coups de midi.

oooooOOoooo


 

 

Ils s’arrêtèrent devant une belle construction à la façade entièrement garnie d’arches de verre, et surplombée de deux tourelles octogonales. Des dizaines de voitures déchargeaient leurs passagers, se mêlant aux piétons.

«Que de monde ! Nous ne serons pas servis avant une heure, je le crains ! » se lamenta Melina.

«Le service sera rapide, au contraire. Le guide assure que le Lauber’s a la capacité de satisfaire simultanément 1200 personnes ! Il paraît que ce restaurant allemand est le plus populaire de l’exposition. »

Pork et Prissy les laissèrent pour manger saucisses et choucroute servies sur des grandes tables dressées à l’extérieur.

Ils s’installèrent sous une énorme véranda donnant un grand espace vert agrémenté de statues. Un orchestre, installé sur un kiosque à musique, jouait des valses de Vienne.

«Cet endroit a du charme ! » Le réel grand charme, pour Scarlett, étant qu’elle pouvait enfin reposer ses pieds…  Mais il aurait fallu la torturer pour qu’elle le reconnût, surtout devant l’infatigable Duncan ! 

«Cette musique me donnerait l’envie de vous entraîner dans une valse effrénée, Scarlett ! »

Celle-ci se retint de lui faire savoir qu’elle n’était plus en mesure de bouger, ne serait-ce que le petit orteil.

«Tout le monde accourt pour goûter à leur spécialité : le steak de Hamburg. On en a même parlé dans un article de mon journal. Pas de doute que la mode du Hamburger va s’importer en Amérique !»

Enfants et adultes se régalèrent, en effet. Néanmoins, comme d’habitude, les trois femmes mangèrent sans excès. Mais Scarlett se délecta ouvertement du gâteau au chocolat bavarois.

« Hum… quelle légèreté ! Je ne devrais pas l’avouer – et ma Mammy me gronderait certainement – Mais c’est un délice ! »

Duncan rit de bon cœur. « C’est un plaisir de vous admirer manger la vie à pleines dents, Scarlett ! »

Cathleen observait le manège de son fils. Serait-il amoureux ? Elle était intriguée… et un peu inquiète…

oooooOOooooo


 

 

Comme la veille, Duncan laissa les familles Vayton et O’Hara – y compris Wade - faire la sieste à l’hôtel Globe sous la protection de Barnabee.

Dans le Hall des Machines, il marcha au pas de course pour se rendre directement sur le stand d’un fabricant anglais de machines à coudre qui avait sorti un tout nouveau modèle à usage professionnel. Il ne prit pas la peine de visiter les autres stands car La Mode Duncan était informée personnellement des dernières innovations des fabricants américains. C’est pourquoi il négligea même celui de Singer, tellement prédominant sur le marché que l’entreprise avait son propre hall de démonstration dans Fairmount Park. Pour la même raison, il n’accorda que quelques minutes de son temps à la section de l’industrie textile et s’assura qu’il connaissait les améliorations apportées aux nouvelles machines à tisser. Entre sa manufacture de Roubaix en France et sa filature Vayton & Harvey, il bénéficiait de toutes les sollicitations des fournisseurs et informations nécessaires pour que ses usines soient à la pointe du modernisme.

Sa petite visite professionnelle effectuée, il demanda au cocher de le conduire à l’opposé du Hall des Machines, devant le bâtiment de l’Association photographique du Centennial pour récupérer les six tirages commandés. Un précieux butin, se félicita-t-il en caressant avec gourmandise les formes voluptueuses que révélait la robe de Scarlett sur papier glacé. 

Le mot « butin » déclencha bizarrement une autre envie chez celui qui pouvait tout acheter. Tout, sauf ce qu’on lui avait refusé la veille...  

De retour au Main Building, il ne perdit pas une seconde pour se retrouver à l’intérieur du Pavillon du Brésil.

Aussitôt, le responsable du stand le reconnût et vint à sa rencontre pour le saluer.

Duncan alla droit au but : «Hier, j’ai été impressionné par le travail de l’artiste qui est exposé dans plusieurs vitrines. Vous m’avez affirmé que ses œuvres doivent retourner au Brésil à la fin de l’exposition. Elles n’ont que peu de rapport avec la collection d’insectes et de minéraux, et c’est probablement la raison pour laquelle vous les avez presque dissimulées au fond des vitrines. Je dois être un des seuls à avoir remarqué leur présence sur ce stand. J’en conclus donc » – ses yeux bleus fixèrent intensément le Brésilien qui se demandait où cet homme riche et généreux voulait en venir – « j’en conclus donc qu’elles ne manqueraient pas au prestige de votre exposition si elles venaient à disparaître… »

Son ton se fit insinuant : «Une hypothèse plausible serait qu’elles aient été endommagées pendant le transport, ou encore qu’un visiteur ait malencontreusement répandu sa boisson sur celles-ci. Vous êtes certainement un homme plein de ressources qui pourra expliquer leur disparition à son propriétaire – contre dédommagement pour cette perte bien sûr. Soyez assuré que votre intervention va être généreusement récompensée à sa juste valeur… » Ce faisant, le milliardaire sortit de son portefeuille une épaisse liasse de billets de banque.

Le responsable du Pavillon brésilien épongea avec son mouchoir les gouttes de sueur qui commençaient à perler sur son front. Tout cet argent rien que pour des bouts de papier qui n’avaient aucune valeur selon son humble avis… Il s’imagina aussitôt dépenser ces dollars pour satisfaire à une envie qui le taraudait. Par un effet de prestidigitation soudain, le gentilhomme américain avait pris le masque du Tentateur.

Mais… un éclair de lucidité fit éclater la bulle de lucre qui miroitait devant ses yeux. Découragé il répondit : « Malheureusement, c’est impossible. Pas plus tard qu’il y a quatre jours, notre Empereur lui-même a été témoin de l’installation tardive dans notre exposition de ces peintures par un membre de sa Suite. Je me souviens avoir trouvé la scène touchante de la part du vénérable Dom Pedro de s’amuser à les disposer en suivant les désirs du jeune homme qui l’accompagnait. Celui-ci semblait désirer qu’on les remarquât à peine. N’est-ce pas étonnant ? »

Ce fut comme une révélation pour Duncan : ainsi donc son impression première de participer à un jeu de pistes en cherchant des œuvres signés par celui de la peinture au perroquet était la bonne. Il avait été le seul participant. Et le meneur de jeu, probablement l’artiste au nom de «Div » en est l’instigateur avec la complicité ludique de l’empereur du Brésil en personne. Quelle histoire rocambolesque, pensa t-il. C’est une raison de plus pour que ces œuvres deviennent miennes !

Avec tout le charme dont il usait avec finesse lorsqu’il était engagé dans une négociation d’affaires impliquant des milliers de dollars, il sourit et fit un geste de la main comme pour signifier que tous ces arguments étaient peu de chose.

« Carlos, - il utilisa le prénom inscrit sur l’étiquette accroché au revers de sa veste – Carlos, je devine en vous un homme ambitieux destiné à un brillant avenir dans votre pays. Hier, j’ai remarqué votre talent à magnifier auprès des visiteurs les richesses dont le Brésil regorge. Continuez sur ce chemin – et, si je puis vous donner un conseil d’homme d’affaire – ne passez pas à côté des opportunités qui s’offrent à vous pour grandir. »

Il lui serra une nouvelle fois la main. Quand il la retira, la grosse liasse de billets américains resta dans la paume du Brésilien – qui la referma aussitôt, de peur que ce butin inespéré ne se volatilise.

Sentant qu’il avait gagné la partie, il lui offrit une stratégie pour se démêler de son futur mensonge : « Lorsque que le Centennial fermera en Novembre, vous aurez énormément de travail à organiser l’emballage de ces milliers d’articles. Il vous faudra recruter de la main d’œuvre. Il arrive parfois que des employés se montrent distraits dans l’accomplissement de leur tâche. Je ne serais pas étonné si l’un d’entre eux égarait une caisse où étaient rangés certains documents comme – à titre d’exemple, les cinq peintures de Div. Et quelques cahiers d’écolier – pour rendre l’histoire plus crédible. D’ailleurs, j’aimerais ajouter un cahier de travail d’étudiant que j’ai remarqué hier. »

Il ajouta deux billets de banque dans la main de Carlos, et certain que le petit représentant du Pavillon du Brésil était désormais à ses ordres, il s’empara manu militari du carnet de dessins de l’étudiant de l’Ecole des Arts et Métiers.

Ensuite, la peinture à l’huile, les quatre aquarelles et le fusain furent prestement enveloppées avec le cahier.

Avant de partir, Duncan sortit sa carte de visite : «Lorsque le chargement sera arrivé à Rio de Janeiro et que vous constaterez que, malencontreusement, une caisse a été oubliée, envoyez-moi un télégramme avec les coordonnées bancaires du propriétaire des tableaux. Je ferai en sorte que le Directeur du Centennial, – qui est un de mes amis –, serve d’intermédiaire pour le dédommager grassement de cet incident.»

..

Carlos resta sans voix, tant il était étourdi par la virtuosité dont l’Américain avait fait preuve pour atteindre son but

Avec un dernier remerciement à l’homme, Duncan quitta le Main Building le cœur léger, l’encombrant paquet serré contre lui. Il ne savoura qu’un instant la satisfaction que l’homme ait cédé à son caprice – qui, il se l’avoua sans honte, était seulement dû à ce qu’on lui avait préalablement opposé un refus à son envie.

Il était prêt pour se consacrer à la belle Scarlett, la Dame de son cœur !

 

OoooOOoooo


 

 

Jeudi 22 juillet 1876, 14 heures, “Caffé do Brazil”, Fairmount Park, Philadelphia, Pa.

“Pour finir en beauté notre exploration du Centennial, quel meilleur endroit que le Hall de l’Horticulture ! »

Duncan fut interrompit dans son invitation par sa sœur : « Regardez, juste en face ! Il y a une petite maison à l’enseigne de « Caffé do Brazil ». Un café brésilien, ne trouvez-vous pas cela tentant ? » (*5)

«C’est une bonne idée, Petite Sœur. Qu’en pensez-vous, Mère ? Et vous, Scarlett ? Une boisson stimulante nous donnera plus d’énergie pour nous lancer à la conquête du hall de l’Horticulture. »

Devant le petit restaurant, il y avait un musicien qui chantait un air brésilien en s’accompagnant à la guitare. Il y avait peu de places assises, la plupart occupées par des hommes fumant le cigare.

Duncan libéra une place pour ses « quatre femmes » et Wade. A l’exception des deux enfants qui eurent droit à une orangeade, spécialité de la Maison, tous décidèrent qu’il fallait goûter à ce fameux café dont ils avaient admirés les grains grillés le matin même.

Ils furent servis dans de petites tasses – ce qui ne déplut pas du tout aux dames, car la mixture était « corsée », bien loin du café léger servi habituellement aux Etats-Unis.

Sur les murs, le cafetier avait accroché quelques gravures des plantations de café. Il y avait surtout des illustrations colorées publicitaires pour différentes marques de café.  

En les observant, Melina se réjouit : «Je crois que nous avons bien fait d’acheter la marque «Caffé da Torre » Mère. D’après le nombre d’affichettes publicitaires, c’est le plus renommé, et j’espère le meilleur surtout ! »

Duncan haussa un sourcil : «Da Torre » doit un nom d’une personnalité historique, car il figure également sur l’étiquette du vin que j’ai acheté ce matin. Ou alors, cela appartient à un puissant empire industriel. Il faudra que j’en parle à Liam. Cela pourrait être intéressant d’entrer en affaires avec eux. »

Habitué au café corsé parisien, Duncan but le nectar presque noir jusqu’à la dernière goutte.

oooooOOooooo


 

 

Jeudi 22 juillet 1876, 14 heures, à bord du paquebot Ville de Bordeaux, sur l’Océan Atlantique

Ils avaient depuis longtemps vidé leurs assiettes mais ils s’attardaient, comme beaucoup d’autres passagers de Première Classe, autour d’une table de la salle à manger.

La conversation s’étirait nonchalamment en dégustant les  digestifs de la cave de Ville de Bordeaux. Rhett ne reproduit pas son erreur de la veille de suggérer un verre de Cognac à Percevejo qui ne se contenta que d’une tasse de café.

«Rhett, pourriez-vous nous en dire plus sur les collections qui vont être exposées dans vos musées ? Quelle chance cela sera pour les Américains de contempler les vestiges de l’Egypte Ancienne ! »

Rhett répondit avec bonne grâce à la sollicitation du jeune Brésilien, d’autant plus que les questions précises de celui-ci prouvaient que la science de l’égyptologie ne lui était pas inconnue. Il l’en félicita d’ailleurs.

« Avant de partir à Anvers, Pei et moi allons visiter Le Louvre. J’en rêve depuis si longtemps !» Les yeux bleus du jeune homme pétillaient d’excitation anticipative.

Nikolaas essaya de tempérer son enthousiasme : Si nous suivions tes envies, nous passerions la semaine entière à étudier, peintures après sculptures, toutes les œuvres d’art exposées au musée.» Avec un petit sourire satisfait, il précisa à Rhett, qui n’avait eu aucun mal à le percevoir lui-même : «Ce garçon est un artiste dans l’âme. Tout le passionne.» Puis se tournant à nouveau vers ce dernier : « Il va pourtant falloir faire un choix car tu sais que nous ne passerons que trois jours à Paris.»

«Malheureusement… » Ce fut le seul signe de frustration que Percevejo osa exprimer ouvertement. «Alors, si vous le voulez bien, nous commencerons par le Département de l’Egyptologie et les dernières fouilles que Monsieur Mariette a exposées.»    

«Auguste Mariette ? Vos connaissances m’impressionnent, jeune homme ! Il se trouve que je l’ai rencontré au Caire.»

«Vraiment ? Sa Majesté Dom Pedro m’a montré le daguerréotype qui a été pris de notre Empereur avec le grand égyptologue. Tous les deux posent assis en plein désert, devant le Sphinx à la nécropole de Gizeh. (*6)  Tout est magique dans ce bout de papier : la toute nouvelle invention de la photographie s’entrechoquant et fixant pour une partie d’éternité – du moins pour quelques années, je l’espère -, l’Eternité elle-même. 2500 ans avant Jésus-Christ ! Comme je rêverais de la découvrir moi-même ! »

Nikolaas lui tapota l’épaule affectueusement. « Tu as la vie devant toi, mon garçon, pour découvrir le Monde. Pour l’instant, ta mère envisage si peu de se séparer de toi qu’il a fallu quitter São Paulo pour être prêt de ton école à Rio de Janeiro. Alors, l’Egypte… tu as encore le temps d’y penser. J’ai eu suffisamment de mal à la convaincre d’accepter notre voyage en Europe. »

«C’est une belle marque de confiance de la part de l’Empereur du Brésil de vous montrer ses souvenirs de voyage ! »

Percevejo répondit modestement : «Il m’a connu enfant. Depuis très longtemps, il fait l’honneur à notre famille de nous témoigner son amitié.»   

Rhett estima que ce garçon plein de ressources était fort sympathique et modeste !

Au moment de quitter la table, un serveur vint à leur rencontre, un petit panier en osier sous le bras. Il le tendit à Percevejo : « Monsieur Da Torre, voici les pommes que vous avez commandées pour votre cabine.»

Le jeune homme le remercia. Il était l’heure de se quitter pour profiter d’une sieste récupératrice après ces agapes. Le rythme de vie sur le paquebot s’organisait agréablement.

 

 

oooooOOooooo


 

 

Jeudi 22 juillet 1876, 14 h 30, Hall de l’Horticulture, Fairmount Park, Philadelphia, Pa.

«Allons à l’assaut du Hall de l’Horticulture, maintenant ! »

Les enfants, comme les adultes, ouvrirent de grands yeux admiratifs. C’était une féerie de couleurs ! Un éventail de vert dominait, tel une canopée : vert tendre des jeunes pousses, vert des fougères aussi noir que celui de Charleston, ou vert pimpant des plantes grasses. Le rouge, le bleu, le rose, le violet, et toute la gamme chromatique des teintes que l’œil peut percevoir, paradaient en marée de fleurs. S’harmonisant avec la végétation bariolée, les arches sculptées de style andalou peintes de briques bleues, noires et rousses s’alignaient sur toute la longueur du bâtiment, alors que la balustrade en fonte du balcon intérieur qui faisait le tour du premier étage tranchait par sa peinture blanche glacée.  

Les visiteurs étaient d’autant plus étourdis par cette orgie de couleurs qu’ils étaient éblouis, dès leur entrée, par la lumière perçant les gigantesques baies vitrées et le toit de verre. Les impressionnants lustres suspendus en bronze garnis chacun d’une trentaine de tulipes en verre semblaient bien inutiles, sauf à accentuer l’opulence sans pareil du hall de l’horticulture.

Cathleen fut conquise par le spectacle : «Tous nos sens sont sollicités dans ce paradis, la vision, l’ouïe, l’odorat… Quel régal ! »

En effet, les effluves envoûtants, poivrés, sucrés et parfumés s’évadaient des fleurs, de la végétation et de la terre grasse. Nonobstant le brouhaha inhérent à chaque hall grouillant de paroles humaines et de manipulations mécaniques, l’oreille était agréablement sollicitée par le gazouillement des oiseaux voletant au-dessus de cette réserve inespérée riches en graines, et par le ruissellement des fontaines dispersées dans l’immense hall. 

Duncan prit un air solennel et s’adressa directement à l’honorable Veuve Vayton : « Mère, je viens de prendre une décision. En comparaison de cette serre géante, notre jardin d’hiver de Soft South a l’apparence d’un décor lilliputien. J’ai bien envie de contacter un ou deux paysagistes présents dans cette exposition afin qu’ils agrandissent les ailes du bâtiment pour y implanter une centaine de ces espèces exotiques.»

Faisant fi d’être en public, Cathleen s’exclama, effarée : «Mon fils, as-tu donc perdu la tête ? Prendrais-tu le relais de ton père qui ne cessait d’ajouter, encore et encore, de nouveaux plants pour sa précieuse serre ? Ses fleurs le voyaient plus souvent que moi, à mon grand désespoir. Agrandir le Jardin d’hiver, tu n’y penses pas, j’espère ! »

Duncan éclata d’un rire enfantin, heureux d’avoir joué un bon tour à sa mère. Il lui caressa affectueusement le bras : « Pardonnez à votre fils d’être si taquin avec vous. Loin de moi cette idée : notre serre est parfaite ainsi. »

Celle-ci rassurée, il la laissa se remettre de ses émotions en admirant avec plus de sérénité le nouvel environnement.

Il se rapprocha de Scarlett et lui murmura : «Je préfère la taille intimiste de mon jardin d’Eden où il m’est arrivé de humer les parfums les plus enivrants, et à caresser des lèvres les peaux les plus délicates et capiteuses… »

Scarlett rougit. L’évocation franche des minutes où elle s’était abandonnée à lui sur le divan, et où sa bouche avait parcourue avec gourmandise ses seins lui donna des vapeurs. Elle fit semblant de ne pas comprendre son allusion érotique et prit la main d’Ella pour parcourir cette forêt exotique.

Reprenant son sérieux, Duncan redevint le guide efficace du petit groupe de touristes, d’autant plus qu’il connaissait parfaitement son sujet – à quelques espèces exotiques près.

Les Charlestoniens et les Georgiens, petits et grands, s’esbaudirent à tour de rôle devant l’éventail des espèces offertes à l’admiration des visiteurs : camphriers, citronniers, eucalyptus, fougères plumeuses, des plantes grasses venues du jardin d’acclimatation de La Havane, d’autres espèces venues du Japon, de Chine, et de tant d’autres pays exotiques que Wade avait peine à localiser géographiquement pour sa petite sœur.

«Mère ! Que mangent tous ces gens ? Ils ont l’air de se régaler… » Hommes, femmes et enfants papillonnaient autour de trois grands arbres aux feuilles gigantesques tombant les unes sur les autres. On distinguait, à la base de celles-ci, des bourgeons floraux évoluant en éventails, jusqu’à fournir à maturité des régimes de fruits savoureux.

Duncan lui répondit : «Ils proviennent de Malaisie. Ce sont des bananes. Il est facile de prévoir que ces fruits vont remporter un grand succès en Amérique. »

En effet, les gens faisaient la queue pour être servis.  Duncan se chargea de passer commande. Comme depuis leur arrivée au Centennial il y a deux, jours, son élégante prestance lui permit d’être servi en premier.

Sur des petites tables installées à cet effet, ils dégustèrent le fruit si étrange aux couleurs dorées de soleil et au goût doucereux, servi enveloppé dans du papier avec un couteau et une fourchette. (*2) 

« C’est un régal, digne des fruits du Paradis d’Adam et Eve !»

Ils finirent leur repas frugal en se désaltérant avec les « sodas de l’Arctique »de Tufts, en s’installant sur un banc disposé autour de la fontaine de Margareth Foley. C’était l’attraction artistique du hall, car la charmante scène représentait, avec réalisme, trois enfants protégés des rayons de soleil par le feuillage, et trempant leurs pieds dans l’eau de la fontaine. Scarlett, Cathleen et Melina regrettèrent silencieusement de ne pas pouvoir en faire de même, alors que Wade et Ella auraient préféré y patauger.

Ils négligèrent les ailes adjointes à l’édifice principal dont les basses verrières demi-cylindriques procuraient chaleur et vitamines aux jeunes pousses des pépinières méticuleusement étiquetées.

Dans l’annexe tendue de toile, Cathleen et Melina se figèrent d’admiration devant les parterres de milliers de fleurs gorgées de la chaleur de la serre, s’étendant à n’en plus finir. Tous les rhododendrons d’Angleterre aux variétés infinies semblaient s’être donné rendez-vous à Fairmount Park. 70.000 jacinthes, et tant d’autres fleurs en pots alternaient dans le hall de l’horticulture en fonction des mois de floraison, entre mai et novembre de cette année-là.

Un attroupement de femmes s’était formé devant un décor de fausses baies vitrées. « C’est l’attraction à la mode ! » commenta Melina.  En effet, les plantes d’intérieur étaient devenues partie intégrante de la décoration des maisons bourgeoises.  « Regardez, Scarlett ! Ces portes fleurs en fer forgé cachent un système d’irrigation auto-drainant, inventé par une femme, d’après ce que j’ai lu. On appelle cela un jardin de fenêtre. C’est joli, n’est-ce pas ?»

Cathleen jugea que ces garnitures n’étaient pas utiles dans leur palais de Magnolias Mansion nichée au cœur du vaste jardin toujours fleuri. Cependant, elle répondit gentiment à sa fille : «Nous allons demander le catalogue. Peut-être serait une bonne idée pour décorer la future maison que tu partageras avec Alexander Dean… »

Scarlett, qui ne prêta qu’une attention polie aux portes fleurs, nota cependant que Melina s’était rembrunie soudainement, et qu’elle s’éloigna du stand, sans prendre la moindre brochure.

«Vous entendez ? » Wade se leva, suivit peu après par les autres. Des notes de musique venaient d’envahir le hall, effrayant les oiseaux qui se mirent à se cacher dans les feuillages, mais attirant les visiteurs vers la source de la musique, aussi magiquement qu’un joueur de flûte entraînant la foule dans son sillage.

Grand amateur d’instruments de musique et musicien lui-même, Duncan avait lu avec grand intérêt un article expliquant l’invention de cet orgue de barbarie un peu particulier. Il fut en mesure d’en résumer le fonctionnement à Wade qui but ses paroles :

« On l’appelle l’Orchestre électro-magnétique ». La machine à lire les notes est reliée à des fils électriques. Tu vois le rouleau de partitions perforées ? Il passe sous des centaines de palpeurs qui reconnaissent les notes et les télégraphient immédiatement à l’aimant correspondant, en déclenchant la mise en mise d’un des douze instruments marqués sur la feuille de musique. Voilà pourquoi on a l’impression d’assister à un concert avec plus de douze musiciens grâce à cet « interprète à cent doigts » comme le précise l’inventeur. » 

Wade était émerveillé. Il allait passer des heures à raconter à ses camarades les progrès scientifiques et merveilles découverts à Philadelphie !

«Mesdames, avant de quitter le hall, je vous invite à découvrir la promenade ! » Il désigna l’élégant double escalier qui montait à l’étage. La beauté de l’ouvrage ornemental aux rampes finement ciselés, surmontées d’un candélabre, se dégageait entre les arches colorées du fronton en forme de fer à cheval.

Ils longèrent la galerie aux murs décorés de carreaux de faïence, et passèrent le pas de porte pour accéder à l’extérieur. La promenade – plantée à plus de six mètres du sol -, faisait le tour du bâtiment. La galerie parquetée avait l’allure d’une terrasse d’un château du XVIIIe siècle avec ses hautes torchères fixées sur la rambarde de protection. 

« Magnifique ! » « Impressionnant ! » « Quelle vue incroyable !» Les uns et les autres ne surent plus quel vocable employer, tant la perspective qu’ils avaient devant eux était à couper le souffle.

Les parterres de fleurs longeant les fontaines et sculptures dispersées sur Fairmount Park avaient été méthodiquement tracés au cordeau pour longer les allées pour piétons et les grandes avenues. De cette hauteur, les visiteurs prenaient conscience que le rêve extravagant des architectes s’était concrétisé en une réalisation faite d’harmonie et de beauté en hommage à la gloire de l’anniversaire des Etats-Unis d’Amérique.

Ils s’amusèrent à deviner Les silhouettes des pavillons qu’ils avaient visités pendant ces trois jours passés au Centennial.

«On distingue quelques petites maisons dispersées çà et là. A quoi correspondent-elles ?»

«Il y a vingt-six Etats d’Amérique, parmi les trente-sept, qui ont bâti leur propre bâtiments dans Fairmount Park pour y exposer leurs productions caractéristiques. Le rêve de la Commission du Centenaire était de présenter l'image d'un pays réunifié après la guerre. Mais seuls les Etats du Nord sont présents. Nous, les Sudistes, n’avons pas voulu y participer. Les cicatrices de la défaite et l’occupation du gouvernement fédéral sont trop vivaces. Un seul Etat sudiste est présent au Centennial, et a son propre pavillon, c’est celui du Mississippi. Le gouverneur yankee a été à l’encontre du Sud profond car il a estimé que c’était l’opportunité pour les richesses naturelles du Mississippi de profiter du potentiel des marchés économiques qui se ramassent à la pelle en ce moment à Philadelphie. Je dois concéder – quel que soit ma fidélité inébranlable au Sud – qu’il a eu probablement raison, d’ailleurs…»

Duncan soupira, puis chassa le passé avec désinvolture.

«La vue est tellement… poétique, avec le fleuve Schuylkill qui serpente pendant des kilomètres autour de Fairmount Park, avec au loin le panorama du centre de Philadelphie ! »

Scarlett se retint de rire : Je parierais que Melina rêve à pouvoir la contempler avec quelqu’un d’autre…

«On dirait les serviteurs d’un temple ! » Scarlett désigna un groupe de sculptures gigantesques groupées en croix, en plein milieu de la verdure. 

«En effet, il s’agit en effet d’un temple, mais d’un genre particulier – et nous y allons de ce pas. Ce sera notre dernière halte avant de dire adieu au Centennial ! »

ooooOOoooo


 

 

Jeudi 22 juillet 1876, 16 h 30, à bord du paquebot Ville de Bordeaux, sur l’Océan Atlantique

 

Et si je faisais fausse route ? Rhett gesticulait nerveusement sur le pont de promenade, miné par mille interrogations.

Et si je dépensais inutilement mon énergie à chercher l’hypothétique point faible de mon rival en France? Comment une ancienne histoire serait-elle en mesure de perturber les visées lubriques de cet homme retors ? Surtout, comment pourrait-elle influer sur la perception que Scarlett a sur lui, têtue comme une mule, alors qu’elle s’est entichée du milliardaire ? Que cet homme ait des fantômes dans son placard, soit ! Cela ne va en rien impressionner celle qui a fait face à l’armée de Sherman, et a tué sans remord un fugitif. La vie truffée de péchés de l’honorable Duncan Vayton ne va pas émouvoir d’un battement de cil celle qui a scandalisé la communauté entière d’Atlanta en convoitant sans vergogne le mari d’une sainte. Les nombreuses aventures du séducteur Vayton ne l’impressionneront pas comparées aux multiples tromperies que je lui ai fait subir. D’autant plus qu’elle a enchaîné les maris comme les perles d’un chapelet : la Veuve Hamilton, la Veuve Kennedy, l’ancienne Madame Butler – et bientôt la Veuve Butler si elle continue à me rendre fou…

Quand bien même existait-il une hypothétique énigme Vayton, cela n’expliquait pas le soudain rejet de Scarlett à son encontre dans le train. Pourquoi la jeune amante qui s’était passionnément offerte à lui avait pu quelques minutes plus tard se transformer en femme glaciale qui lui avait jeté au visage sa décision implacable de rompre ? Voilà l’énigme qu’il devait percer…

Qu’il y ait volé ou tué dans le passé ne changerait rien au fait que le danger imminent était tout simplement la présence physique de Vayton, en ce moment-même, auprès de la si sensuelle Madame Butler.

Même si cela ne lui plaisait pas de l’avouer, même s’il préférait traiter son voisin de la Battery de « tailleur pour dames présomptueux et sans consistance », il reconnaissait en lui son égal – du moins sur un point.

Dès la nuit du défilé de mode sur South Battery, « l’homme à femmes » avait flairé un autre expert à déflorer les vierges effarouchées, à contenter les filles de joie qui d’ordinaire ne mettent que peu d’ardeur à la tâche tarifée, et surtout à entraîner les plus prudes et respectables jeunes dames de la meilleure société vers la pente tentatrice de la luxure – et dans son lit.

Bien sûr que Scarlett était la proie de choix de Vayton ! Scarlett dont chaque fibre de son corps avait vibré comme les cordes d’un violon sous ses doigts, Scarlett qui avait accepté qu’enfin il ose la faire jouir, Scarlett qui l’avait époustouflé en prenant l’initiative des caresses - Et quelles caresses…-

Grand Dieu ! Ou toute autre divinité de l’Enfer ! Il se damnerait sans l’ombre d’une hésitation pour revivre, encore une fois l’extase sous ses doigts graciles et sous ses lèvres si pulpeuses…  

Il fallait qu’il rentre au plus vite. Même si elle l’avait inexplicablement banni de Peachtree Street, il forcerait sa porte, il forcerait ses lèvres pour qu’à nouveau elle gémisse de plaisir sous lui. Et qu’elle redevienne officiellement Madame Rhett Butler !

 

ooooOOooooo


 

 

 Jeudi 22 juillet 1876, 16 H 30, Fairmount Park, Philadelphia, Pa. 

 

Lorsqu’ils sortirent du bâtiment, Ella s’exclama : «Regardez ! Un train qui vole… Enfin, qui circule en l’air ! »

«Tu as raison, Ella.» Puis il donna plus d’explication aux trois femmes qui regardaient ce drôle d’attelage avec circonspection. «C’est un nouveau système révolutionnaire de train suspendu qui est testé pour le Centennial. Il roule sur trois voies. »

Ella continuait son observation : «On dirait qu’il y a deux étages. »

«Encore gagné, Ella ! » Il lui caressa la joue pour la féliciter. «Il peut y avoir soixante passagers sur deux étages, et dans un seul wagon. Les rails sont suspendus en l’air sur des poteaux en fer renforcés par des piètements en bois. Il circule entre le hall que nous venons de quitter et celui de l’Agriculture. J’ai d’abord été tenté de l’essayer avec vous pour parcourir cette petite distance – cent cinquante mètres seulement, de façon à ce que vous jouissiez de la vision panoramique du parc. Le trajet ne dure que deux ou trois minutes. Mais, pour trois petits cents, vous auriez pu avoir la peur de votre vie car il a pour unique fonction de survoler le Ravin de Belmont. Ce qui signifie, Mesdames, qui vous auriez pu pencher votre tête et admirer la vue en dessous de vous. Je n’étais pas certain, pourtant que l’idée d’être suspendue en l’air à une hauteur de neuf mètres vous aurait ravies ! » conclut-il en s’amusant de l’air horrifié des quatre dames de son cœur.

Seul Wade eut une moue de regret. Il se consola car il aurait une autre invention à décrire à ses camarades d’Atlanta.

 

Le petit groupe descendit des deux Surray sur la Fountain Avenue, près du Hall des Machines.

Même Scarlett, peu encline à s’esbaudir devant une œuvre artistique, dit son admiration pour le groupe de sculptures d’une hauteur phénoménale – au moins six mètres -, selon l’ancienne propriétaire de scieries habituée à estimer les dimensions.

Une fois encore, leur guide providentiel fut en mesure de résoudre l’énigme de ce bizarre regroupement de géants de pierre :

« Voici le temple initié par « l’Union Catholique Américaine pour l’Abstinence Totale !»

Scarlett haussa les sourcils, en laissant planer une petite expression ironique. Appartiennent-elles à la même famille que cette vieille pie de Dolly Merriweather ? pensa-t-elle – si éloquemment – que Duncan lui prit la main en riant.

« Il est vrai que leur objectif premier – et l’obsession de ces honorables dames -, est de forcer leurs congénères à s’abstenir de boire ‘l’eau-de-feu» démoniaque. Mais j’avoue que pour une fois le puritanisme apporte quelque bénéfice sous la forme de ce monument. »

  Sur une plate-forme en granit d’une circonférence de plus de trente mètres, les quatre piédestaux en marbre surmontés de statues étaient érigés aux quatre extrémités de la croix de Malte. Au milieu, encore plus majestueux et surplombant les personnages représentés de plein pied, un Moïse colossal était posé sur un rocher, portant d’une main les Tables de le Loi. L’eau jaillissait à travers les crevasses du monticule pour se déverser dans un bassin circulaire.

«C’est un hommage aux personnages qui ont participé à notre lutte révolutionnaire : Lafayette, un signataire de la déclaration d’indépendance, le commandant de la flotte française et d’autres encore autour du bassin. Mais, c’est avant tout, pour notre plaisir à tous, des fontaines d’eau fraîche avant que nous quittions définitivement le Centennial.»

Cathleen et Melina s’éloignèrent pour admirer les héros de l’Indépendance des Etats-Unis. Wade et Ella s’amusèrent à décrypter les noms des illustres ancêtres dont la tête était gravée en médaillon sur le pourtour du grand bassin.

Duncan en profita pour entraîner Scarlett au pied d’une statue où ils étaient seuls. Aux quatre coins du piédestal, la gueule d’une grosse tête de lion laissait échapper l’eau dans une cuvette en marbre.

Scarlett se déganta délicatement pour s’abreuver en se servant de ses deux mains comme d’une coupelle.

Duncan se rapprocha encore plus d’elle.

«Vous ne buvez pas, Duncan ? Elle est étonnement fraîche. Les blocs de glace doivent être dissimulés dans une trappe à l’arrière.»

Mais le Charlestonien avait d’autres pensées que celle de savoir où se trouvait le système de refroidissement.

Scarlett en prit conscience. En une seconde, l’atmosphère changea.

Ses pupilles dilatées mangeaient presque la totalité du bleu profond de ses iris.

«Quel meilleur endroit pour profiter de cette source de jouvence qu’au pied du Père Matthew, le chantre catholique de la Tempérance…»

Son intonation était si sourde que Scarlett fut troublée. «Vous êtes la Fontaine de Jeunesse Eternelle à laquelle j’aspire à boire à l’infini, sans ne jamais pouvoir être rassasié…»

 Figée, elle le laissa s’emparer de ses mains pour les placer à nouveau en coupe sous la bouche du lion.

Puis, il baissa la tête. Les joues en feu, elle sentit ses cheveux bouclés frôler son corsage.

Au lieu de boire d’un trait, il lécha d’une langue experte l’eau qui s’était réchauffée au contact de la peau de Scarlett, en prenant tout son temps. Puis sa langue s’engouffra entre ses doigts pour revenir langoureusement jusqu’à la naissance de son poignet. Depuis longtemps il ne restait plus la moindre gouttelette d’eau, sauf la trace de la salive de Duncan qui brûlait la peau de la jeune femme comme de la lave.

Elle l’entendit murmurer «Mon Ardente », le mot doux et unique dont il l’avait inondé lorsque cette même bouche vagabondait sur elle dans le Jardin d’Hiver. 

Son cœur se mit à battre follement. Comment réussissait-il à faire réagir son corps ainsi ? Et pourquoi le laissait-elle faire ? Puis elle se souvint qu’ils étaient fiancés et que, dans trois mois, leur engagement serait rendu public. Mais en attendant… Ses moustaches chatouillaient sa peau. Ses moustaches… D’autres moustaches.. Rhett !

Elle retira les mains de son emprise et remit prestement ses gants, comme si elle voulait établir une barrière de protection contre les assauts du séducteur trop expert. Juste à temps pour lui de se redresser, car Cathleen et Melina venaient à leur rencontre. De la façon dont elles étaient placées, elles n’avaient rien pu voir, sauf le couple se tenant l’un à côté de l’autre, Duncan la tête penché vers la bouche du lion.

Il fallut quelques secondes au séducteur expérimenté pour reprendre ses esprits. Scarlett rejoint ses deux nouvelles amies et commenta avec elles la splendeur de la fontaine glorifiant l’abstinence de tous les péchés.

«Mesdames, Wade et Ella, il est l’heure. » Il avait retrouvé sa contenance de gentleman de Charleston. «Disons adieu à Fairmount Park et au Centennial. Nous avons juste le temps de nous préparer à quitter notre hôtel, pour rejoindre notre varnish. En route pour Atlanta et Charleston ! »

 

ooooOOooooo


 

 

Jeudi 22 juillet 1876, 22 h 00, à bord du paquebot Ville de Bordeaux, sur l’Océan Atlantique

« Avez-vous déjà joué au poker, Percevejo ? »

Celui-ci parut mal à l’aise devant Nikolaas, puis concéda : «Entre camarades de chambre, à l’Ecole des Arts et Métiers, il nous arrive de passer le temps libre à jouer aux cartes. Avec pour seules mises des grains de café ! » précisa-t-il en regardant son Pei.

Ils étaient tous les quatrre assis dans le cabinet fumoir des hommes. Un jeu de cartes sortit mystérieusement du veston du Roi du Poker.

«Parfait ! Je vais vous apprendre – si vous le permettez, Nikolaas -, quelques tours imparables qui vont vous permettre d’étourdir les étudiants de votre université, foi de Rhett Butler ! »

Les parties s’enchaînèrent. Rhett fut anormalement clément avec son jeune disciple, même s’il en profita pour «étrangler » ses deux autres adversaires, écœurés par ses « mains » implacables.

«Dites-nous la vérité, Rhett : quelqu’un vous a déjà battu ? J’avais pourtant la réputation d’avoir quelque talent en la matière à Paris, mais vous réussissez à nous piéger, Moi et Nikolaas, à chaque fois. »

Les moustaches de Rhett frétillèrent de satisfaction. «Peut-être vais-je vous sembler vaniteux mais j’ai bâti une certaine réputation au fil de longues années de pratique. Celle d’être le Roi du Poker – seulement dans les Etats du Sud, je vous rassure » ironisa-t-il. Quant aux Etats du Nord, disons qu’il y a trois ou quatre joueurs qui me surpassent de temps en temps.»

Nikolaas et Archibald ne furent pas surpris, et s’avouèrent définitivement vaincus. Quant à Percevejo, l’admiration qu’il ressentait pour ce personnage passionnant du Capitaine Butler augmentait d’heure en heure.

Faussement charitable, Rhett fut magnanime en leur faisant miroiter une hypothétique future victoire : «Rassurez-vous, il m’arrive de perdre – de temps en temps – quand certaines préoccupations m’assaillent.» D’un rire sardonique il conclut cruellement : «Alors, ne perdez pas espoir !»

Mais ses adversaires rendirent les armes, et une discussion plus pacifique s’engagea.

«Parlons de Paris qui va bientôt nous ouvrir les bras !»

«Donc, comme je l’ai bien compris, votre séjour à Paris sera très court, et votre priorité est de visiter le Louvre. » Rhett sortit une carte de visite de la poche intérieure de sa veste et griffonna quelque chose : «Dès que vous arriverez, présentez-vous à l’accueil avec ce petit mot, et demandez à voir le Conservateur du Musée en vous recommandant de ma part. Je serai moi-même probablement là-bas à ce moment-là à vérifier que tous les articles du catalogue aient bien été emballés. Je vais avertir mon ami pour qu’il vous permette de voir les collections privées. Nous avons ici un jeune homme érudit et passionné qui mérite que la France lui ouvre les portes de la connaissance.»

Percevejo le remercia chaudement, tant il était touché par la gentillesse de Rhett et le privilège d’admirer des beautés d’ordinaire cachées aux visiteurs.

« Paris et la France ruissellent de beauté, et il est dommage que vous ne pouviez y rester que trois jours. Mais comme nous l’avons dit tout à l’heure, vous avez la vie devant vous et aurez de multiples possibilités d’y retourner, j’en suis certain.»

Archibald s’adressa à Nikolaas : «Peut-être pourriez-vous venir voir mes amis « Impressionnistes » -comme Rhett les appelle -, à notre taverne habituelle ? »

Aussitôt Percevejo acquiesça : «Oh oui ! J’adorerais discuter de peinture avec des artistes français pour comparer leurs techniques picturales avec le Brésil et… »

Nikolaas refroidit immédiatement leur enthousiasme : «Diva n’acceptera jamais. Elle m’a bien recommandé de te protéger de toute influence néfaste. »

Archibald fit la grimace à l’expression « influence néfaste » mais ne broncha pas. Il savait que le « non » de Nikolaas et encore plus celui de Diva, étaient une fin de non-recevoir.

Le fils obéissant ne cacha pas sa déception et essaya même de justifier le refus maternel auprès de Rhett. En effet, les sourcils froncés de celui-ci marquaient son incompréhension face à l’éducation autoritaire que le jeune homme devait supporter alors qu’il allait bientôt être adulte.

«Ma mère a toujours été protectrice à mon égard. Et je l’en remercie, car c’est la meilleure et la plus aimante des mères. Elle ne désire que mon bonheur, mais je dois avouer qu’elle aime tout planifier afin que la moindre étincelle ne vienne pas perturber notre rythme de vie harmonieux.» Il souleva les épaules, de guerre lasse : «Vous nous avez dit être de Charleston, Rhett. J’ai étudié avec passion la Guerre de Sécession et j’aurais aimé voir de plus près le Fort Sumter lors de notre courte visite il y a quatre jours.»

Nikolaas tenta de trouver une justification à sa frustration : «Tu sais bien que c’était impossible, Percevejo. Ta mère avait exigé que nous rentrions immédiatement à notre hôtel, sitôt la livraison des diamants effectué auprès du bijoutier de Charleston, avant de prendre le bateau le lendemain. C’est dommage, mais, si c’est pour préserver sa sérénité, nous en sommes tous deux heureux, n’est-ce pas, mon garçon ?»

Percevejo approuva et conclut bravement : «Oui. Elle a eu raison. Comme toujours.»

Rhett eut la sensation que les deux hommes s’accordaient pour se défendre d’émettre la moindre petite critique contre cette mère autoritaire. Manifestement, un grand amour semblait les unir tous les trois.

Cela lui donna encore plus la nostalgie de la famille qui l’attendait à Atlanta. Il n’avait qu’une hâte : s’assurer que le chargement des antiquités allait se faire dans la sécurité, rencontrer pendant quelques heures les Impressionnistes qui allaient l’accompagner à Atlanta, faire une investigation sur un certain vignoble, et puis avancer son jour de réservation sur le bateau.

Afin de se retrouver en un clin d’œil auprès de Scarlett. Qu’elle le veuille ou non.

 

ooooOOoooo

 

 

 

 

Notes:

Notes sur le chapitre 60 :

(*1) L’aigle Old Abe du Wiscontin : Old Abe Wisconsin’s War Eagle : source Wiscontin Veterans Museum - https://wisvetsmuseum.com/old-abe-the-war-eagle/

(*2) Comme pour les trois chapitres précédents, les articles, marques et configuration des halls correspondent à ce qui existait à l’exposition du Centennial. J’ai bien sûr utilisé mes propres termes pour les décrire en ajoutant des détails imaginaires afin de ne pas copier un texte préexistant. Je me suis appuyée sur un document PDF de 800 pages écrit pendant le Centennial en 1876, avec la description, pavillon par pavillon, des produits et machines : "The Centennial Exposition, described and illustrated: being a concise and graphic description of this grand enterprise commemorative of the first centennial of American independence. Illustrated and prepared by Ingram. Published by Hubbard Bros, Philadelphia, Pa, 1876." https://ia601606.us.archive.org/31/items/centennialexposi00ingr/centennialexposi00ingr.pdf
(*3) Vous pouvez admirer les photographies de l’exposition prises par le Cabinet du Centennial, notamment la majorité de ce qui est décrit dans ce chapitre, sur mon blog. Elles proviennent des 1.600 "stéréotypes" visibles sur le site de la Free Library of Philadelphia, https://libwww.freelibrary.org/digital/collection/home/page/81/id/centennial-exhibition .
(*4) Vins de Bordeaux – classement des vins de la Gironde réalisé en 1855, dans lequel figurent 16 vignobles localisés à Pauillac, parmi 57. Source Classification officielle des vins de Bordeaux de 1855, wikipedia Classification officielle des vins de Bordeaux de 1855 https://fr.wikipedia.org/wiki/Classification_officielle_des_vins_de_Bordeaux_de_1855
(*5) Café brésilien : il n’était pas installé en face du hall de l’agriculture, mais à un autre endroit sur le parc. Pour la facilité du récit, je l’ai situé à côté.
(*6) La rencontre de l’Empereur du Brésil Dom Pedro et l’égyptologue Auguste Mariette : When the last emperor of Brazil went to Egypt, https://www.middleeasteye.net/discover/egypt-brazil-last-emperor-journey-exhibition