Work Text:
Gally n’est pas doué avec les mots.
Il n’est pas à l’aise sur sa chaise. Pour une raison qu’il ignore, les chaises de la salle de français sont infiniment plus inconfortables que celles des autres pièces de l’école. On dirait les mêmes, pourtant; mais elles n’ont rien à voir. Aucune autre chaise ne lui fait cet effet là.
D’aussi loin que Gally s’en souvienne, la climatisation n’a jamais fonctionné dans cette pièce. Quelquefois, la professeure accepte qu’une des fenêtres soit ouverte, à condition que ce soit la bonne personne qui le lui demande, comme Minho par exemple, que la prof adore parce qu’il est l’un des ses meilleurs élèves. Mais pas quand c’est Gally qui demande, non, parce que Gally n’est pas doué avec les mots, et la plupart du temps, il a du mal à rester poli, même quand il a envie de l’être.
L’air chaud et étouffant de la pièce commence à lui donner mal à la tête. Il a les yeux rivés sur le tableau noir sur lequel la professeure écrit une phrase pour qu’ils l’analysent. Le crissement de la craie contre l’ardoise (parce que cette école n’est visiblement pas assez évoluée pour fournir des tableaux blancs et des feutres à ses enseignants) lui crève les tympans. L’odeur de la craie est insupportable, elle aussi, bien qu’il ne soit pas sûr que quiconque à part lui puisse la sentir. Absolument tout le déconcentre.
Il n’est pas doué avec les mots.
Il n’est pas doué pour trouver les bons, ceux qui lui permettraient de dire tout ce qu’il pense.
Il n’est pas doué pour retenir ceux qui font bonne impression.
Il n’est pas doué pour se souvenir de leur nature et de comment ils s’imbriquent au sein d’une phrase.
Il n’est pas doué pour tout ça.
Ce n’est pas que rien ne lui réussit à l’école, loin de là. Il est bon en maths, en sciences. Il est habile de ses mains, et ça se ressent dans le cours d’arts plastiques qu’il a décidé de suivre malgré les réticences de son père, convaincu que ça ne lui servira jamais à rien. Il s’en bouffera les doigts quand tu seras devenu un architecte de renom , quelqu’un lui a dit un jour, quelqu’un dont Gally adore entendre le son de la voix.
Mais il n’est pas doué pour ça. Ils ont droit à quelques minutes pour se frotter à l’exercice par eux-mêmes et il observe les mots au tableau, jette un œil à son cahier où il s’est appliqué à les recopier. La chaise est toujours aussi inconfortable et l’atmosphère toujours aussi étouffante, et au son des ratures de crayon sur les feuilles, il sent une boule se former dans son estomac. Tout, absolument tout le déconcentre.
Mais il n’est pas doué pour ça. Il faut qu’il ait la moyenne, son père l’exige, ou bien il sera puni, privé de télé ou de voir ses amis. Ou privé de tout autre chose, quelque chose que Gally ferait tout pour garder mais que son père se ferait un malin plaisir de lui retirer. Il faut qu'il s’améliore, il n’a pas le choix.
Les cinq minutes s’écoulent bien trop vite, et Gally jette un coup d’oeil aux cahiers de ses voisins dans l’espoir de pouvoir copier sur eux, juste au cas où la prof déciderait cruellement de–
– Galilée, pourquoi tu ne viendrais pas par ici me souligner le verbe principal et le sujet?
Et la petite boule d’anxiété gonfle, parce que Gally déteste passer pour un idiot, ou bien que les gens sachent qu’il a des faiblesses. Et bien que tout le monde soit déjà au courant de sa principale faiblesse, celle qui se promène dans toute l’école avec un grand sourire, il préférerait ne pas leur en dévoiler une autre: le français. L’air étouffant s’est frayé un chemin jusqu’à ses poumons, et, peinant à respirer, il s’avance en direction du tableau. Apprendre de cette façon, c’est inutile, pense-t-il. C’est impossible de rester concentré dans cette pièce, et s’infliger une humiliation publique devant toute sa classe ne l’aidera en rien à mieux comprendre.
Il pose les yeux sur la phrase: « La fille qui chevauchait le cheval blanc avait un oeil au beurre noir ».
– Tout va bien, Gally, lui dit la professeure, pensant l’encourager. Quel est le verbe principal dans cette phrase?
Il observe à nouveau la phrase. Une voix résonne dans sa tête, la seule au monde qu’il aime entendre. « Gally, les verbes, c’est les choses qu’on fait à deux. Comme par exemple, s’embrasser, s’enlacer, sourire, se tenir par la main, baise–»
Chevaucher, c’est un verbe ça, n’est-ce pas? D’une main hésitante, il souligne « chevauchait ». Il lève les yeux vers la professeure. Celle-ci a l’air contrariée.
– C’est bien un verbe, Gally, bien joué. Mais ce n’est pas le verbe principal dans cette phrase. Il fait partie du groupe nominal. Tu peux trouver le verbe principal?
Elle pense peut-être lui rendre un service en faisant ça, mais après cette erreur, son niveau de stress ne fait que grimper et il a de plus en plus de mal à le cacher. La craie devient rêche entre ses doigts, et son odeur est tellement plus forte de près, et il essaye de rester concentré. Sous ses yeux, les mots n’en font qu’à leur tête et se déplacent dans tous les sens, alors il ressert son poing autour de la craie. Il finit par tracer une ligne sous le mot « avait », au grand bonheur de l’enseignante.
– Bien joué, Gally. Et le sujet dans tout ça?
Et la voix est de nouveau là, et lui rappelle: « Gally, le sujet, c’est la personne qui fait l’action. Si tu m’embrasses, tu es le sujet. Mais si je t’enlace, alors c’est moi le sujet. Gally se déshabille, et c’est lui le sujet. Ou encore, si la merveilleuse bite de Gally est bien belle et dure, alors c’est la merveilleuse bite de Gally qui est le sujet ».
Il dessine un trait sous « la fille » et repose la craie.
– C’est bien, Gally, mais ce n’est pas suffisant.
– Ouais, ok, soupire Gally avant de retourner s’asseoir, sans lui prêter la moindre attention. Il retourne à sa place, et sa chaise est toujours aussi inconfortable, mais au moins il a réussi à éviter la crise d’angoisse. L’interro est dans une semaine et il sait très bien qu’il va se planter, et son père va le punir et l’interdire de voir–
– On aura qu’à réviser ce week-end, lui dit Minho en chuchotant, et il sent une légère pression sur son épaule, une main amicale, avant que Minho ne se lève à son tour pour aller corriger son erreur au tableau. Il y arrive du premier coup, et bien que Gally se sente mieux pendant un court instant, ce n’est pas suffisant pour calmer le stress et l’anxiété qui lui tordent les entrailles.
Durant le reste de l’heure, il essaye de rester concentré sur ce que la prof raconte, mais quand la sonnerie retentit, il n’est pas certain d’avoir appris quoi que ce soit de nouveau. Il est le premier à quitter la salle, et il se précipite dans les escaliers, arrive en haut des marches et–
En temps normal, il aurait surement sorti sa meilleure réplique aguicheuse avant d’arriver devant le casier, une tentative de flirt qui serait tombée à l’eau et l’aurait fait passer pour un idiot, parce que Gally n’est pas doué avec les mots, mais l’autre garçon aurait ri malgré tout, et Dieu qu’est-ce que Gally aime le faire rire. Mais pas aujourd’hui, non. Aujourd’hui, il se contente de s’approcher de lui et d’enrouler ses bras autour de Thomas, l’enlace par derrière, et respire son parfum qu’il connaît si bien.
Cette odeur, depuis quelque temps, il la connaît encore mieux que la sienne. Une odeur de shampooing, un soupçon de déodorant, et sous toutes ces couches, l’odeur de Thomas, son Thomas. Celui-ci ne bronche pas face à son étreinte. Il continue à jongler entre son sac et son casier, faisant passer des livres de l’un à l’autre. Sur la porte dudit casier se trouve un pêle-mêle de photos d’eux deux, ensembles. Gally déteste qu’on le prenne en photo, mais pour Thomas, il est prêt à faire une exception. Toutes ces photos où ils sont côte à côte, c’est une preuve, pour lui et pour le monde entier. Une preuve qu’il est à Thomas, et que Thomas est à lui, et qu’ils se fichent de ce que les autres peuvent bien en penser.
Gally resserre son étreinte autour de Thomas et enfouit son nez dans le creux de son cou, et Thomas laisse enfin son corps épouser le sien.
– Hey, lui murmure-t-il. T’as passé une mauvaise journée?
Gally marmonne quelque chose, des mots étouffés contre la peau de Thomas, et ses lèvres finissent par trouver un des petits grains de beauté cachés là, le long de sa nuque, et il y dépose délicatement un baiser. Il n’est pas doué avec les mots, mais Thomas n’est pas du genre à avoir besoin d’une explication. Ça leur a prit un peu de temps, beaucoup même, des années entières à se disputer et à se taper mutuellement sur les nerfs, jusqu’au jour où Thomas a eu un accident de vélo assez sévère et que Gally a réussi à rassembler assez de mots pour lui faire comprendre qu’il réparerait son vélo et qu’il serait comme neuf, et c’est ainsi que Thomas a fini par comprendre que ce n’était pas à travers les mots que Gally exprimait son amour, mais à travers ses actions. Réparer et construire des choses pour les autres, c’est comme ça qu’il leur montre qu’il les aime. Ça, et le contact physique. Ses mains sont grandes ouvertes contre le torse et l’abdomen de Thomas, et suivent avec plaisir le mouvement de ses muscles, en sachant très bien que, si elles venaient à se glisser sous son T-shirt, elles y trouveraient une peau douce au toucher. Celle-ci a beau être couverte de petites imperfections, elle n'en est pas moins parfaite aux yeux de Gally
Et il oublie tout, absolument tout. Toutes ces choses qui jusque-là le hantaient finissent par le quitter peu à peu, s’écoulent le long de ses jambes et forment une petite mare à ses pieds qui s’évapore comme neige au soleil, car elles n’ont plus leur place ici. Désormais, il n’existe plus que Thomas. Thomas, et son odeur, et la sensation qu’il lui procure, et le goût sucré de sa peau contre ses lèvres, et le petit son qui s’échappe de sa gorge quand ses propres mains viennent recouvrir celles de Gally contre son corps. Gally peut sentir ce petit son résonner dans tout son corps, comme une mélodie que l’on fredonne.
Et là, tout va bien. Tout va mieux. Tout est calme.