Quarante ans après la grande messe du libre arbitre que furent les indépendances, après des décennies d’assistance de toutes sortes, des plus franches aux plus ambiguës, les anciennes métropoles proposent, à l’aube du troisième millénaire, un nouveau type de collaboration aux Etats africains : un nouveau sentier vers le développement pour l’entrée de l’Afrique dans le »village global ». Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont ainsi fourni une arme qui offre l’Afrique comme un plateau ouvert à une occupation d’un nouveau genre.
Institutions internationales, centres de recherches scientifiques et universitaires, grandes entreprises de production manifestent un nouvel intérêt pour l’Afrique où s’initient divers projets d’installation et de développement d’internet. A la suite de la France, la Grande-Bretagne déclare aujourd’hui son intention d’asseoir et d’intensifier sa politique africaine, ouvrant même la voie à un nouveau type d’alliance que les voix autorisées ont déjà baptisé »politique franco-britannique en Afrique ». Par ailleurs, depuis l’avènement du gouvernement Clinton, il existe un lobby en faveur d’une politique africaine des Etats-Unis. Elle est sociale et culturelle. Mais dans un pays où on laisse à la libre entreprise le rôle d’assurer le développement des inforoutes, elle ne peut se définir que comme une nouvelle avancée de l’économie de marché. Avec, à la clef, l’abolition des frontières idéologiques, » l’uniformisation des comportements et des idées « . Ainsi que le souligne Nelson THALL, disciple de Marshall McLUHAN, le projet inavouable d’internet est d’amener » le monde entier à penser et à écrire comme les Nord-américains » (1). Il ne s’agit dès lors plus d’intégration mais d’assimilation. Au moment où le Vieux Continent construisait sa fortune sur le commerce triangulaire, lorsque l’Europe mangeait du sucre à la sueur du front des esclaves noirs trimant dans les plantations de canne, le Nouveau monde se faisait de la place en décimant ses Indiens et préparait ses armes pour la domination du monde. Aujourd’hui, l’Amérique du Nord veut se faire des colonies en restant sur »ses »terres.
L’avancée d’internet en Afrique se pose alors en deux termes opposés : d’une part une Afrique consommatrice dont la dépendance économique et culturelle s’accentue vis-à-vis des pays producteurs de technologie ; d’autre part, une réelle possibilité d’intégration régionale pour les pays africains et d’ouverture sur le reste du monde, notamment par l’utilisation du courrier électronique, la mise en ligne de produits locaux, les échanges entre chercheurs et universitaires, la formation à distance, etc. qui pourrait aboutir à un développement du continent. Mais on ne peut non plus ignorer le risque, à long terme, d’une scission entre les pays africains eux-mêmes, identique à celle qui sépare aujourd’hui les pays du Nord de ceux du Sud.
Alors l’internet, véritable chance pour l’Afrique ou, au contraire, poudre aux yeux et nouveau marché de dupes ?
La domination est déjà linguistique : 71% des sites internet dans le monde sont anglophones. La France s’en inquiète et dénonce l’influence de l’anglo-américain. Pour Yves BERGER, directeur de l’Observatoire français de la langue française, « protéger sa langue est devenu un devoir de démocratie. La raison première est le pouvoir sans précédent d’une économie qui inonde le monde entier de ses produits et de ses outils « . (2) Face à l’invasion anglo-américaine, chacun essaie donc de protéger ce qui fait son identité profonde car la langue est non seulement un élément culturel et identitaire fort, mais aussi un vecteur primordial de la culture d’un peuple et, à ce titre, la manifestation de son identité.
Des coopérations de tous styles se mobilisent : les Nations-Unies consacrent près de 18 millions de dollars à l’amélioration de la connectivité en Afrique, auxquels viennent s’ajouter 15 millions de dollars de l’initiative américaine Leland. D’autres programmes du Canada (Acacia), de la banque mondiale (Infodev), de la Commission européenne etc. soutiennent des projets de développement des technologies de l’information et de la communication. Souvent, en dehors des objectifs généraux clairement affichés, les raisons profondes de ces initiatives demeurent mal définies. Derrière l’humanitaire et le philanthropique des centres de recherches et des institutions diverses, se profile un autre danger : l’aide axée sur la satisfaction de besoins extra-déterminés crée l’habitude et transforme la consommation en besoin. Ce qui ouvre, à très moyen terme, le marché africain aux nouveaux produits de la technologie occidentale et transforme ce marché en un terrain de réalisation d’enjeux économiques importants. Les réseaux des nouvelles technologies ouvrent ainsi l’Afrique sur l’extérieur en même temps qu’ils l’ouvrent à toutes les influences. Les sites commerciaux supplantent les sites d’enseignement et de recherche en un mouvement dont ni les Etats ni aucune entreprise ne détient le contrôle. Cette absence de régulation autorise des dérives préjudiciables au bien-être social (prostitution, pédophilie, terrorisme, et autres idéologies sectaires) et le problème des dérapages reste entier. Chaque pays pourrait certes se doter de filtres qui permettraient une entrée mesurée et sélective des informations sur les sites nationaux. Mais cela est-il seulement possible à l’heure où, sous couvert de démocratie, la liberté d’information est aussi synonyme de liberté d’accès à l’information ?
Aujourd’hui, les conflits mondiaux se sont déplacés du politique à l’économique et au technologique pour un plus grand contrôle des marchés. L’Afrique, avec son actuel dénuement technologique que d’aucuns considèrent comme une tare et un retard à combler, constitue un immense marché potentiel pour les producteurs de technologie. Avec ses 400 millions de consommateurs et ses nombreux pays en (re)construction, elle est une véritable forêt vierge qui étale sa virginité comme une provocation aux yeux des »développeurs du monde ». Les géants des télécommunications tels que les américains AT&T et Motorola, le Français Alcatel, les Nippons de Nec Corporation, le Canadien Bell, le Suédois Ericsson ou le Chinois CTS, prennent pied sur le continent. France Télécom et British Telecom s’associent pour renforcer leur implantation
Largement tributaire de l’aide internationale, et face aux questions sociales, culturelles, économiques et politiques les plus élémentaires à régler, l’Afrique a-t-elle seulement les moyens et le temps de penser à se protéger ? Doit-elle cautionner un transfert des technologies qui ne sont peut-être pas celles qu’il lui faut ? Qu’a-t-elle à gagner à se soumettre seulement à l’Histoire au lieu d’y participer ? Parfois, on se demande si l’internet ne devrait pas venir seulement une fois que les autres besoins cruciaux des pays africains seraient satisfaits. Des études affirment que dans certains pays d’Afrique, 50% des enfants n’iront pas à l’école une seule journée de leur vie, parce que leurs parents n’ont pas les moyens de leur acheter un livre
Une attitude protectionniste ne résistera cependant pas au vent de l’Histoire ni au désir de la jeunesse de prendre sa place dans le concert mondial. Le niveau de développement des télécommunications le plus faible du monde, la pénurie de lignes téléphoniques même dans les zones urbaines, le niveau le plus faible du monde de dépenses consacrées à l’informatique, les ordinateurs et les capacités d’utilisation de l’ordinateur véritablement rares, les coûts élevés de télécommunications, l’existence de barrières tarifaires à la communication des données, la rareté de spécialistes basés en Afrique et capables de donner une formation appropriée dans ce domaine… Autant de problèmes représentant des limites techniques et économiques au développement des nouvelles technologies en Afrique mais constituant, en même temps, autant de défis que les pays africains doivent relever. Le plus important étant, en l’occurrence, la définition de stratégies aboutissant à une appropriation des nouvelles technologies permettant l’émergence d’une industrie locale des produits et services multimédias pour une véritable intégration économique grâce à la communication commerciale, mais aussi, à terme, l’appropriation des contenus afin de mettre sur la toile des données culturelles, techniques et sociales propres à l’Afrique, par le biais, notamment, d’une intégration linguistique capable de faire des langues africaines transnationales de véritables outils de développement.
(1) Cité par Salah. Guemriche, Les chocs de la mondialisation in Le courrier de l’UNESCO, juin 1997
(2) Les Français sont intoxiqués par la langue dominante in Micro 4, N° 203, juin 1997 (propos recueillis par Annette Ardisson, Radio France) Moudjibath Daouda (Bénin) est l’auteur de » Les nouvelles technologies de l’information et de la communication en Afrique : un nouveau marché de dupes ? « , mémoire de maîtrise en communication globale (Institut international de Communication de Paris, 1999).///Article N° : 1103