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Chroniques
Laurent Cuniot dirige TM
Dalbavie, Harvey et Mantovani
La musique contemporaine n'a pas vocation à rester dans un entre-soi cultivant un élitisme discriminant. C'est le pari que tient Laurent Cuniot depuis deux décennies à Nanterre, avec son ensemble TM à la Maison de la musique où il est en résidence. La salle du présent concert, où l'on reconnaît un part appréciable de public scolaire et familial, témoigne de cet engagement pédagogique et social en faveur de la création musicale. Au delà de la diversité des âges et des visages, c'est la qualité de l'écoute qui traduit l'authenticité de ce travail, sans jamais sacrifier une exigence dont ce programme porte l'empreinte.
Une page de Debussy, tirée du Livre I des Préludes, introduit chacune des trois pièces contemporaines, tissant des affinités non imitatives. Sous les doigts de Julien Le Pape, les Danseuses de Delphes déclinent leur nonchalance élégante, sans apprêt ni rubato évanescent pointilliste, et cèdent à la virtuosité échevelée de La marche des transitoires de Marc-André Dalbavie. Créé en 2005 pour les quatre-vingts ans de Pierre Boulez, l'œuvre ne ménage aucunement le hautbois, lequel doit assumer dès les premières mesures un solo étourdissant que Jean-Pierre Arnaud soutient avec autant de maîtrise que de poésie. Placé en position quasi-concertante, il donne l'impulsion à un chatoiement de timbres où les pizzicati des cordes doublent la vélocité d'un ostinato qui rappelle un peu le Dialogue de l'ombre double. Après une séquence centrale lyrique, plus lente, un rien onirique, une progression rythmique se met en branle pour conclure le morceau sur une jouissive explosion de notes et de rythmes où le canevas musical semble développer une réticularité exponentielle, jusqu'au point d'orgue en guise de péroraison.
Les collines d'Anacapri distillent une rêverie solaire avec laquelle contrastent les nocturnes Song offerings (1985) de Jonathan Harvey [photo]. Inspiré par des poèmes de Radindranath Tagore tirées de Gitanjali (L'Offrande lyrique), traduits en anglais par le compositeur lui-même, le cycle de quatre pièces invite au cœur d'une intimité où la voix déploie ce que l'on pourrait appeler un lyrisme déclamé, dans lequel les mélismes du chant épousent les tensions de la diction et des mots, et que la clarté précise de Kaoli Isshiki restitue avec intelligence, évitant également la sécheresse et le sentimentalisme. Ménageant une dramaturgie délicate, le spicilège propose un voyage intérieur d'un profond raffinement. Le frémissement de Light, my light, rompt avec les auguraux confins du silence de The night is nearly spent waiting for him. L'intense Thus it is that thy joy, climax tout en fluidité et en tendresse, précède les échos ultimes d’O thou the last fulfilment of life dans lequel se distingue un parler-chanter d'une juste retenue.
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir initie le troisième et dernier diptyque de la soirée. Créé en 2001 par Vincent David et TM , dédicataires de la page qu’ils ontd'ailleurs enregistrée deux ans plus tard sous le label æon, Troisième Round de Bruno Mantovani fait un peu pendant à l’opus de Dalbavie, du point de vue de l'exploration de l'expressivité virtuose et de la plongée dans le tissu sonore qu'elle génère, cette fois pour le saxophone – avec sans doute, au demeurant, des références communes. Les quatre épisodes de la partition font successivement appel à quatre formats de saxophones, du ténor au baryton. Le plaisir combinatoire et la sensualité acoustique se révèlent tout autant au rendez-vous dans ce mouvement unique où la tessiture de chacun des instruments imprime la forme du discours, jusqu'à une plongée finale qui s'éteint dans le bas médium. Ainsi servi par les commanditaires, Vincent David et les musiciens de TM sous la houlette de leur chef, Troisième Round se confirme comme une des créations essentielles des vingt dernières années, qui a définitivement sa place au répertoire. Laurent Cuniot réussit admirablement à sortir la musique d'aujourd'hui de son ghetto.
GC