La vérité d'hier est morte, celle de demain est encore à bâtir. Aucune synthèse valable n'est entrevue, et chacun d'entre nous ne détient qu'une parcelle de vérité.
« Lettre à un otage », dans Œuvres, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 403
Il faut allaiter longtemps un enfant avant qu'il exige. Il faut longtemps cultiver un ami avant qu’il réclame son dû d’amitié. Il faut s'être ruiné durant des générations à réparer le vieux château qui croule, pour apprendre à l’aimer.
Lettre à un otage, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Ebooks libres et gratuits, 2004, p. 8
Du pilote Guillaumet, le dernier ami que j'ai perdu et qui s'est fait abattre en service postal aérien, mon Dieu ! J'ai accepté de porter le deuil. Guillaumet ne changera plus. Il ne sera plus jamais présent, mais il ne sera jamais absent non plus. J'ai sacrifié son couvert à ma table, ce piège inutile, et j'ai fait de lui un véritable ami mort.
Lettre à un otage (1942), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2006 (ISBN2-07-031703-X), p. 30
Celui qui, cette nuit-ci, hante ma mémoire est âgé de cinquante ans. Il est malade. Et il est juif. Comment survivrait-il à la terreur allemande ? Pour imaginer qu'il respire encore j'ai besoin de le croire ignoré de l'envahisseur, abrité en secret par le beau rempart de silence des paysans de son village. Alors seulement je crois qu'il vit encore. Alors seulement, déambulant au loin dans l'empire de son amitié, lequel n'a point de frontières, il m'est permis de me sentir non émigrant, mais voyageur. Car le désert n'est pas là où l'on croit. Le Sahara est plus vivant qu'une capitale et la ville la plus grouillante se vide si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés.
Lettre à un otage (1942), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2006 (ISBN2-07-031703-X), p. 45
Cette qualité de la joie n'est-elle pas le fruit le plus précieux de la civilisation qui est nôtre ? Une tyrannie totalitaire pourrait nous satisfaire, elle aussi, dans nos besoins matériels. Mais nous ne sommes pas un bétail à l'engrais. La prospérité et le confort ne sauraient suffire à nous combler. Pour nous qui fûmes élevés dans le culte du respect de l'homme, pèsent lourd les simples rencontres qui se changent parfois en fêtes merveilleuses…
Lettre à un otage (1942), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2006 (ISBN2-07-031703-X), p. 63
Je suis si las des polémiques, des exclusives, des fanatismes ! Je puis entrer chez toi sans m'habiller d'un uniforme, sans me soumettre à la récitation d'un Coran, sans renoncer à quoi que ce soit de ma patrie intérieure. Auprès de toi, je n'ai pas à me disculper, je n'ai pas à plaider, je n'ai pas à prouver ; je trouve la paix, comme à Tournus. Au-dessus de mes mots maladroits, au-dessus de mes raisonnement qui me peuvent tromper, tu considères en moi seulement l'Homme. Tu honores en moi l'ambassadeur de croyances, de coutumes, d'amours particulières. Si je diffère de toi, loin de te léser, je t'augmente.
Le disparu si l’on vénère sa mémoire est plus présent et plus puissant que le vivant.
« Citadelle », dans Du vent, du sable et des étoiles : œuvres, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Quarto », 2018 (ISBN978-2-07-295883-0), chap. II, p. 1284
C'est pourquoi je désire qu'ils épaulent solidement les maîtres couples du navire. Afin de les sauver de génération en génération, car je n'embellirai point un temple si je le recommence à chaque instant.
« Citadelle », dans Œuvres (1948), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, chap. IV, p. 524
Mais n'espère rien de l'homme s'il travaille pour sa propre vie et non pour son éternité.
« Citadelle », dans Œuvres (1948), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, chap. VI, p. 529
Tu veux qu'ils s'aiment ? Ne leur jette point le grain du pouvoir à partager. Mais que l'un serve l'autre. Et que l'autre serve l'empire. Alors ils s'aimeront de s'épauler l'un l'autre et de bâtir ensemble.
Citadelle (1948), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000 (ISBN2-07-040747-0), chap. XV, p. 95
Préparer l'avenir ce n'est que fonder le présent. […] Il n'est jamais que du présent à mettre en ordre. À quoi bon discuter cet héritage. L'avenir, tu n'as point à le prévoir mais à le permettre.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « NRF », 1948, chap. LVI, p. 167
Ta pyramide n'a point de sens si elle ne s'achève en Dieu. Car Celui-là se répand sur les hommes après les avoir transfigurés.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « NRF », 1948, p. 232
Moi qui sais bien […] que la sagesse ce n'est point réponse, mais guérison des vicissitudes du langage […].
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. XXXIX, p. 620
Seule compte la démarche. Car c'est elle qui dure et non le but qui n'est qu'illusion du voyageur quand il marche de crête en crête comme si le but atteint avait un sens.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. XLIX, p. 636
J'interdis aux marchands de vanter trop leurs marchandises. Car ils se font vite pédagogues et t'enseignent comme but ce qui n'est par essence qu'un moyen, et te trompant ainsi sur la route à suivre les voilà bientôt qui te dégradent, car si leur musique est vulgaire ils te fabriquent pour te la vendre une âme vulgaire. Or, s'il est bon que les objets soient fondés pour servir les hommes il serait monstrueux que les hommes fussent fondés pour servir de poubelles aux objets.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. LXXI, p. 679
Si ton amour n'a point l'espoir d'être reçu, tu dois le taire. Il peut couver en toi s'il est silence. Car il crée une direction dans le monde et toute direction t'augmente qui te permet de t'approcher, de t'éloigner, d'entrer, de sortir, de trouver, de perdre.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. XCVIII, p. 727
Ayant découvert qu'il n'est rien qui soit faux pour la simple raison qu'il n'est rien qui soit vrai […]
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CXI, p. 753
Car nous ne nous entendons pas sur la réalité. Et moi je dénomme réalité non ce qui est mesurable dans une balance (de laquelle je me moque car je ne suis point une balance et peu m'importe les réalités pour balance). Mais ce qui pèse sur moi. Et pèse sur moi ce visage triste ou cette cantate ou cette ferveur dans l'empire ou cette pitié pour les hommes ou cette qualité de la démarche ou ce goût de vivre ou cette injure ou ce regret ou cette séparation ou cette communion dans la vendange […]
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CXIII, p. 756-757
Et m'apparaissait peu à peu cette vérité pourtant éclatante que, qui aime le bien, est indulgent au mal.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CXVIII, p. 767
Connaître une vérité peut-être n'est-ce que la voir en silence.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CXXVI, p. 783
Ainsi de ma pitié. Te voilà qui déclames sur les tortures d'enfants et tu me surprends à bâiller. Mais tu ne m'as conduit nulle part. Tu me dis : « Tel naufrage a noyé dix enfants... », mais je ne comprends rien à l'arithmétique et ne pleurerai pas deux fois plus fort si le nombre est deux fois plus grand. D'ailleurs, bien qu'ils soient morts par centaines de milliers depuis l'origine de l'empire, il t'arrive de goûter la vie et d'être heureux.
Mais je pleurerai sur tel si tu peux me conduire à lui par le sentier particulier, et, de même qu'à travers telle fleur j'accède aux fleurs, il se trouve qu'à travers lui je retrouverai tous les enfants, pleurerai et non seulement sur tous les enfants mais sur tous les hommes.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CXCIX, p. 934-935
C'est en graissant ton fusil avec respect et pour le fusil et pour la graisse, c'est en comptant tes pas sur le chemin de ronde, c'est en saluant ton caporal et pour le salut que tu prépares en toi l'illumination de la sentinelle – c'est en poussant tes pièces d'échec dans le sérieux des conventions du jeu d'échec, c'est en rougissant de colère si ton adversaire triche avec la règle, que tu prépares en toi l'illumination du vainqueur d'échecs. C'est en sanglant tes bêtes, c'est en grognant contre la soif, c'est en maudissant les vents de sable, c'est en butant et en grelottant et en brûlant que – sous la condition que tu demeures fidèle non au pathétique des ailes qui n'est que fausse poésie à l'étage de la chenille, mais à ta fonction de chaque instant – tu peux prétendre à l'illumination du pèlerin qui sentira plus tard qu'il a fait le pas de miracle aux soudains battement de son cœur.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CXCIX, p. 937-938
Si je désire fonder en toi la pente vers la mer je décris le navire en marche, les nuits d'étoiles et l'empire que se taille une île dans la mer par le miracle des étoiles.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CCI, p. 944
Ta femme te noircit dans ta vie passée, dans tes souhaits, dans tes croyances. Ne sert de rien de lutter contre les griefs. Accorde-lui le bracelet d'émeraude. Ou bien fouette-la.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CCIII, p. 948-949
Je vaux ce que je suis dans chaque instant et le fruit ne naît point qui a négligé quelque étape.
Citadelle, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, chap. CCIV, p. 949
Moi je recrée dans les montagnes les champs de force. Je construis des barrages dans les montagnes pour soutenir les eaux. Je m'oppose ainsi, injuste, aux pentes naturelles. Je rétablis les hiérarchies là où les hommes se rassemblaient comme les eaux, une fois qu'elles se sont mêlées dans la mare. Je bande les arcs. De l'injustice d'aujourd'hui je crée la justice de demain. Je rétablis les directions, là où chacun s'installe sur place et nomme bonheur le croupissement. Je méprise les eaux croupissantes de leur justice et délivre celui qu'une belle injustice a fondé. Et ainsi j'ennoblis mon empire.
Citadelle (1948), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000 (ISBN978-2-07-040747-7), p. 48
Ils croupissaient dans l'illusion du bonheur qu'ils tiraient de bien possédés. Alors que le bonheur n'est que chaleur des actes et contentement de la création. Ceux qui n'échangent plus rien d'eux-mêmes et reçoivent d'autrui leur nourriture, fût-elle la mieux choisie et la plus délicate, ceux-là mêmes qui subtils, écoutent les poèmes étrangers sans écrire leurs propres poèmes, jouissent de l'oasis sans la vivifier, usent des cantiques qu'on leur fournit, ceux-là s'attachent d'eux-mêmes à leurs râteliers dans l'étable et, réduits au rôle de bétail, sont prêts pour l'esclavage.
Citadelle (1948), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000 (ISBN978-2-07-040747-7), p. 69
Votre armée est semblable à une mer qui ne pèserait point contre sa digue. Vous êtes une pâte sans levain. Une terre sans graine. Une foule sans souhait. Vous administrez au lieu de conduire. Vous n'êtes que témoins stupides. Et les forces obscures qui pèsent, elles, contre les parois de l'empire se passeront bien d'administrateurs pour vous noyer sous leurs marées. Après quoi, vos historiens, plus stupides que vous, expliqueront les causes du désastre, nommeront sagesse, calcul et science de l'adversaire les moyens de la réussite. Mais moi je dis qu'il n'est ni sagesse, ni calcul, ni science de l'eau quand elle dissout les digues et engloutit les villes des hommes.
Citadelle (1948), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000 (ISBN978-2-07-040747-7), p. 97
Sentinelle, sentinelle, c'est en marchant le long des remparts dans l'ennui du doute qui vient des nuits chaudes, c'est en écoutant les bruits de la ville quand la ville ne te parle pas, c'est en surveillant les demeures des hommes quand elles sont morne assemblage, c'est en respirant le désert autour quand il n'est que vide, c'est en t'efforçant d'aimer sans aimer, de croire sans croire, et d'être fidèle quand il n'est plus à qui être fidèle, que tu prépares en toi l'illumination de la sentinelle, qui te viendra parfois comme récompense et don de l'amour.
Citadelle (1948), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000 (ISBN978-2-07-040747-7), p. 246
Je regagnai mon wagon. Je me disais :
« Ces gens ne souffrent pas de leur sort. Et ce n'est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s'agit point de s'attendrir sur une plaie éternellement ouverte. Ceux qui la portent ne la sentent même pas. C'est quelque chose comme l'espèce humaine, et non l'individu, qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente cette nuit, c'est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n'est point cette misère dans laquelle après tout on s'installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d'orientaux vivent dans la crasse et s'y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C'est un peu dans chacun des hommes, Mozart assassiné. »
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 47
Un homme, dans son grenier, s'il nourrit un désir assez fort, communique de son grenier le feu au monde.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 85
Et c'est pourquoi, sans doute, cette guerre prend une forme si terrible : on fusille plus qu'on ne combat. La mort, ici, c'est le lazaret d'isolement. On se purge des porteurs de germes. Les anarchistes font des visites domiciliaires et chargent les contagieux sur leurs charrettes. Et de l'autre côté de la barrière, Franco a pu prononcer ce mot atroce : « Il n'y a plus, ici, de communistes ! » Le tri a été fait comme par un conseil d'administration, le tri a été fait comme par un major...
[…] Sous la chaux, ou sous le pétrole, on brûle les morts dans des champs d'épandage. Point de respect pour l'homme. Dans chaque parti on a traqué, comme une maladie, les mouvements de sa conscience. Pourquoi respecter leur urne de chair ? Et ce corps qui était habité par une audace juvénile, ce corps qui savait aimer, et sourire, et se sacrifier, on ne pense même pas à l'ensevelir.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 93
Ah ! Ce départ nocturne sous la pluie est le seul qui réponde à la vérité de cette guerre. Ces homme m'entourent et me regardent, et je lis dans leurs yeux je ne sais quelle gravité un peu triste. Ils savent quel sort les attend, s'ils sont pris. Et j'ai froid. Et je remarque tout à coup qu'aucune femme n'a été admise à ce départ. Et cette absence aussi me parait raisonnable. Qu'ont-elles à voir ici ces mères qui ne savent pas, quand elles accouchent, quelle image de la vérité enflammera plus tard leur fils, ni quels partisans le fusilleront, selon leur justice, quand il aura vingt ans.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 94
J'ai bien touché ici la contradiction que je ne saurais point résoudre. Car la grandeur de l'homme n'est pas faite de la seule destinée de l'espèce : Chaque individu est un empire.
Quand la mine s'est éboulée, et s'est refermée sur un seul mineur, la vie de la cité est suspendue. Les camarades, les enfants, les femmes demeurent sur place, dans l'angoisse, tandis que les sauveteurs, sous leurs pieds, fouillent de leur pic les entrailles de la terre. […] Il ne s'agit pas de sauver un termite parmi les termites de la termitière, mais une conscience, mais un empire dont l'importance ne se mesure point. Sous le crâne étroit de ce mineur que des madriers ont pris au piège, repose un monde. Des parents, des amis, un foyer, la soupe chaude du soir, des chansons pour les jours de fête, des tendresses et des colères, et peut-être même un élan social, un grand amour universel. Comment mesurer l'homme ?
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 109
Les hommes ne se respectent plus les uns les autres. Huissiers sans âme, ils dispersent au vent un mobilier sans savoir qu'ils anéantissent un royaume...
[...] En Espagne, il y a des foules en mouvement, mais l'individu, cet univers, du fond de son puits de mine, appelle en vain à son secours.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 111
Ne comprenez-vous pas que, quelque part, nous avons fait fausse route ? La termitière humaine est plus riche qu'auparavant, nous disposons de plus de biens et de loisirs, et, cependant, quelque chose d'essentiel nous manque que nous savons mal définir. Nous nous sentons moins hommes, nous avons perdu quelque part de mystérieuses prérogatives.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 174
Et le simple berger lui même qui veille ses moutons sous les étoiles, s'il prend conscience de son rôle, se découvre plus qu'un berger. Il est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l'empire.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 179
Français, réconcilions-nous ! Quand nous nous trouverons en litige, à bord d'un bombardier, contre cinq ou six Messerschmitt, nos litiges anciens nous feront sourire. Lorsque, en 1940, je revenais de mission, à bord d'un avion troué de balles, je buvais avec jubilation un excellent Pernod au bar de mon escadrille. Et je gagnais mon Pernod au poker d'as soit à un camarade royaliste, soit à un camarade socialiste, soit au lieutenant Israël, qui était le plus courageux d'entre nous et qui était juif. Et nous trinquions avec une tendresse profonde.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 174
De la tragédie grecque, l'humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu'au théatre de M. Louis Verneuil (On ne peut guère aller plus loin). Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L'homme y meurt de soif.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 225
On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu'à entendre un chant villageois du XVe siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d'hommes n'entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots.
Un sens à la vie (1956), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2011 (ISBN978-2-07-025667-9), p. 226
Mais j'ai aussi compris, ce qui m'avait toujours étonné : pourquoi Platon (ou Aristote ?) place le courage au dernier rang des vertus. Ce n'est pas fait de bien beaux sentiments : un peu de rage, un peu de vanité, beaucoup d'entêtement et un plaisir sportif vulgaire.
Extrait d'une lettre de Saint-Exupéry à André Gide, citée dans sa préface à Vol de nuit.
« Préface », André Gide, dans Vol de nuit (1930), Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « folio Plus », 1996, p. 12
Au Mans, quand nous étions couchés, quelquefois vous chantiez en bas. Ça nous arrivait comme les échos d'une fête immense. Ça me semblait ainsi. La chose la plus « bonne », la plus paisible, la plus amie que j'aie jamais connue, c'est le poêle de la chambre d'en haut à Saint-Maurice. Jamais rien ne m'a autant rassuré sur l'existence. Quand je me réveillais la nuit, il ronflait comme une toupie et fabriquait au mur de bonnes ombres. Je ne sais pourquoi je pensais à un caniche fidèle. Ce petit poêle nous protégeait de tout. Quelquefois vous montiez, vous ouvriez la porte et vous nous trouviez bien entourés de bonne chaleur. Vous l'écoutiez ronfler à toute vitesse et vous redescendiez.
Je n'ai jamais eu d'ami pareil.
Lettres à sa mère, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « folio », 2005 (ISBN2-07-040166-9), p. 219
Ma mère, vous vous penchiez sur nous, sur ce départ d'anges et pour que le voyage soit paisible, pour que rien n'agitât nos rêves, vous effaciez du drap ce pli, cette ombre, cette houle...
Lettres à sa mère, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « folio », 2005 (ISBN2-07-040166-9), p. 221
C'est un peu pour Consuelo que je suis rentré, mais c'est par vous, maman, que l'on rentre. Vous si faible, vous saviez-vous à ce point ange gardienne, et forte, et sage, et si pleine de bénédictions, que l'on vous prie, seul, dans la nuit ?
Lettres à sa mère, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « folio », 2005 (ISBN2-07-040166-9), p. 226
J'ai tellement de chagrin. J'ai infiniment besoin de votre tendresse, Maman chérie, ma petite Maman. Pourquoi faut-il que tout ce que j'aime sur terre soit menacé ? Ce qui m'effraie bien plus que la guerre, c'est le monde de demain. Tous ces villages détruits, toutes ces familles dispersées. La mort, ça m'est égal, mais je n'aime pas que l'on touche à la communauté spirituelle. Je nous voudrais tous réunis autour d'une table blanche.
Lettres à sa mère, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, coll. « folio », 2005 (ISBN2-07-040166-9), p. 229
La vertu c'est de sauver le patrimoine spirituel français en demeurant conservateur de la bibliothèque de Carpentras.
Cette citation est extraite d'une lettre parfois citée ainsi : Lettre à Pierre Chevrier [30 juillet 1944]. Pierre Chevrier est le pseudonyme sous lequel Hélène de Vogüé fit paraître en 1950 une biographie de Saint-Exupéry. Un extrait de cette lettre y figure à la page 278. Il s'agit d'une des deux dernières lettres de Saint-Exupéry.
Œuvres complètes, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Pléiade, 1999, tome 2, p. 1050 sqq.
Il n'y a qu'un problème, un seul, de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle. Des inquiétudes spirituelles.
« Lettre au général X », dans Un sens à la vie, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, 1956 (ISBN2070256677), p. 225
Mais si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu'un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?
« Lettre au général X », dans Un sens à la vie, Antoine de Saint-Exupéry, éd. Gallimard, 1956 (ISBN2070256677), p. 231
On le voit à Tunis, à Sidi Bou-Saïd, à Alger, à Bastia et toujours porté par une véhémence spirituelle qui frappe ses interlocuteurs. Le général Chambre auquel il s’est longuement confié notamment par lettres, rapporte sa dernière entrevue avec lui dans une oasis tunisienne. Il y est encore question de la civilisation, il s’explique sur son désir profond, exigeant, impérieux de ne pas céder aux sirènes de la fausse modernité, préférant la civilisation de Du Bellay à celle du téléphone. Il s’avoue lui-même un de ces êtres qui ne trouve pas sa place dans tout ce que le « progrès imbécile » a « fabriqué ».
Tout s’est passé comme si Saint Exupéry avait rejoint le Petit Prince sur son astéroïde. Évaporé dans l’air, pulvérisé dans l’espace. Mais infiniment présent, comme il avait toujours voulu l’être, dès les premiers vols mythiques de l’Aéropostale quand, seul dans son avion précaire, il survolait la « terre des hommes » et qu’il avait l’impression puissante de la protéger de ses ailes d’avion, comme aurait fait un archange. Jamais alors il n’avait autant compris le sens de la foi chrétienne, cette incarnation invisible du sacré. Et en une fraction de seconde, il s’était abandonné à ce mystère, et tout était si simple, soudain, si léger, si facile. Sa mère, dans son profond désespoir, aidée toutefois de sa foi catholique, comprit bien ce parcours somme toute cohérent qui avait porté tout au long de son existence terrestre, son fils tant aimé.
Mais Sa faim de lumière était telle
Qu’il monta, pèlerin des étoiles
Pèlerin du ciel, est-il arrivé
Aux balises de Dieu ?
écrivit-elle dans un poème daté de Pâques 1945.
Au cours des années qui suivirent la guerre, les milieux influents réglèrent ainsi son compte à Saint Exupéry. Il paya ses prises de position politiques et son rejet du gaullisme pourtant constamment argumenté, ses critique fondées sur les intellectuels parisiens qui transportèrent leur existence mondaine à Manhattan tout en donnant des leçons de résistance, son dégoût public d’une société à venir, fondée sur le matérialisme et l’argent, sa détresse face à la perte du spirituel. Pour ces raisons on le renvoya au siècle qui venait, croyait-on, de s’achever avec la dernière guerre : délibérément, il était de l’ancien monde, celui que Zweig avait rassemblé sous le terme de « monde d’hier ». Saint Exupéry était donc « d’hier » et non de ce lendemain de la guerre à bâtir et dans lequel tous ceux que Saint Exupéry avait désignés comme de « faux résistants » étaient devenus les acteurs.